Le MondeLEMONDE.FR : Article publié le 18.10.06
L’intégralité du débat avec Paul Bensussan, psychiatre, auteur du « Désir criminel » (Odile Jacob, 2004), mercredi 18 octobre 2006.

Fairouz : Parler d’infanticide, n’est-ce pas remettre en question le concept d’instinct maternel ? Qu’en pensez-vous ?

Paul Bensussan : On présuppose souvent le fait que l’instinct maternel, d’une part, est inné, d’autre part, qu’il est fondamentalement protecteur et bienveillant. La représentation maternelle présente dans tous les esprits est fondamentalement bonne. Les choses sont en réalité plus complexes que cela. « L’instinct maternel » s’élabore. Toute femme qui a vécu une grossesse est passée par des étapes dans l’attente de son enfant, et dans la représentation qu’elle en avait. Ces étapes sont nécessaires, et lorsque, pour des raisons pathologiques notamment, ces étapes sont abolies ou altérées, la qualité du lien mère-enfant en est profondément modifiée à la naissance.
Ciboulette : Dans l’affaire Courjault, le fait de ne pas se débarrasser des corps, n’est-ce pas un appel à l’aide ? Inconsciemment, Véronique Courjault voulait peut-être que son mari découvre le pot-aux-roses et l’arrête avant qu’elle recommence…

Paul Bensussan : Plusieurs interprétations de la congélation des enfants sont possibles. Je m’exprime par nature avec beaucoup de réserve sur les dossiers dont je ne suis pas saisi, car la complexité de ces affaires demande prudence et multiplicité des hypothèses. Néanmoins, le geste infanticide dans sa forme la plus classique est généralement suivi de l’évacuation du corps du fœtus, assimilé à un déchet, et non investi comme un sujet.

L’horreur qui frappe l’opinion n’est donc généralement pas perçue ou ressentie par la mère infanticide, qui se débarrasse littéralement d’un corps étranger. Ce n’est pas le cas dans la présente affaire. J’ai déjà été confronté à un cas d’enfant congelé : la signification en était claire, il s’agissait de suspendre le temps, d’échapper aux images insupportables de dégradation ou putréfaction du corps de l’enfant, fût-il indésiré.

Marie : Y a-t-il toujours un lien entre déni de grossesse et infanticide ? Autrement dit : peut-il y avoir déni de grossesse sans infanticide , y a-t-il toujours déni de grossesse dans les infanticides à la naissance ?

Paul Bensussan : La réponse est résolument négative. Il y a des grossesses heureuses après une conception désirée qui se compliquent par la suite sur le plan psychiatrique. Les graves dépressions du post-partum sont les plus connues, mais il existe aussi des cas de psychose délirante aiguë dans les semaines suivant l’accouchement. On oublie en effet trop souvent qu’un événement heureux peut aussi être un événement stressant. Tel est bien le cas de l’accouchement. Les complications psychiatriques qui suivent l’accouchement et la dangerosité maternelle lorsqu’elles surviennent sont pourtant des classiques de la psychiatrie légale.

Isabelle : L’infanticide est-il lié à la méconnaissance de la possibilité d’accoucher sous anonymat, et de donner son (ses ) enfant(s) en adoption ? Sinon qu’est-ce qui pousse des femmes à l’infanticide plutôt qu’au don ?

Paul Bensussan : L’infanticide découle dans la grande majorité des cas d’un immense désarroi et d’un sentiment d’impasse absolue. Il ne doit pas être compris comme le seul refus d’une maternité ou comme le seul résultat de l’incapacité matérielle ou psychologique à accueillir un enfant. Il s’agit d’un geste qui renvoie à l’univers de la psychose, en ce sens que sa signification ultime est de se soustraire à la réalité. Il n’y a donc pas de réponse sociale possible lorsque de tels mécanismes psychologiques sont en jeu.

Phinou : L’infanticide, comme d’autres crimes, peut-il faire l’objet d’une préméditation, ou bien est-ce généralement un acte réalisé « à chaud », comme réaction à l’événement, certes banal mais bouleversant, qu’est la naissance puis l’éducation d’un enfant ?

Paul Bensussan :  L’infanticide est exceptionnellement prémédité. Une seule exception cependant : la forme la plus grave de dépression, appelée par les psychiatres mélancolie délirante, dans laquelle le sujet, convaincu de l’inutilité et de la cruauté de l’existence, emmène avec lui son enfant dans la mort. Ce geste, qualifié de « suicide altruiste », est en général préparé et élaboré. Le terme de suicide altruiste englobe et laisse entendre la dimension d’amour, même s’il est paradoxal et cruel.

La mère auteure de l’infanticide ressent alors, lorsqu’elle échappe elle-même au suicide, et après guérison de sa dépression, une effroyable culpabilité, preuve que le passage à l’acte ne peut être expliqué par un manque d’amour.

Izumi : Je me demandais ce que pouvait traduire le cas d’infanticides à répétition : refus de procréer ? exercice de son pouvoir de destruction ? C’est très troublant…

Paul Bensussan : Il est évident que le caractère répétitif des grossesses et des infanticides soulève des interrogations angoissantes. L’abord simplement scolaire et psychiatrique d’une situation aussi exceptionnelle se révèle bien pauvre. Tenter d’approcher la vérité suppose une parfaite connaissance de ce dossier, évidemment inaccessible à tous ceux qui le commentent de l’extérieur. Il faut cependant avoir à l’esprit que la probabilité qu’un événement lui-même rarissime se répète à trois reprises est proche de zéro : la cécité psychologique de l’entourage comme l’imprévoyance de la mère en ce qui concerne d’éventuelles mesures contraceptives ne sauraient à elles seules rendre compte de la complexité de cette affaire.

Joakim : Ce qui s’est passé peut-il arriver à n’importe quelle femme ?

Paul Bensussan : Probablement non. Les personnalités de mères qui vivent un déni de grossesse (si tel est bien le cas ici) sont bien souvent pathologiques et présentent, par bien des aspects, des mécanismes de défense du registre de la psychose. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que l’on soit confronté à une psychose évolutive ou à une activité délirante.

Mais le terme de déni lui-même nous rappelle cette parenté avec la psychose : le déni, rappelons-le, est différent de la dénégation. Il conduit le sujet à se voiler à lui-même la réalité ou à s’y soustraire.

Ateo : Constatez-vous une évolution des cas en fonction de l’âge et de la situation de détresse sociale d’une famille ?

Paul Bensussan : Le déni de grossesse dans sa forme la plus typique touche les jeunes adolescentes, qui ne se perçoivent pas, au début de la période pubertaire, comme potentiellement capables d’enfanter. Elles connaissent alors des formes de déni « partiel », c’est-à-dire qui sont susceptibles de se lever avant la fin de la grossesse. Une issue plus heureuse est alors généralement possible… pour peu que l’adolescente puisse se confier à ses parents. Dans la négative, l’infanticide est loin d’être exceptionnel.

La répétition de telles situations touche généralement des personnalités extrêmement carencées sur le plan affectif comme sur le plan matériel. C’est dans ces cas que se cumulent tous les facteurs de risques : détresse sociale, financière, absence de toute possibilité de se confier à un proche, absence d’accès à la moindre information médicale, caractère indicible des passages à l’acte précédents…

Lunator : Dans le cas des Courjault, pourtant, la situation sociale était celle d’expatriés plutôt à l’aise matériellement. L’éloignement du pays d’origine a-t-il pu jouer ?

Paul Bensussan : C’est une hypothèse parmi d’autres. Comme je l’ai déjà dit, il m’est très difficile de me prononcer sur un dossier dont je ne suis pas saisi, et dont la seule connaissance me vient des médias. Pour répondre simplement, disons que le profil et l’insertion socioprofessionnelle apparente de Mme Courjault ne semblent pas renvoyer aux seules hypothèses de la détresse sociale.

Joakim : Comment va-t-on « soigner » Mme Courjault ? Des thérapies spécifiques existent-elles ?

Paul Bensussan : Déjà, la question de la curabilité, de l’accessibilité aux soins ne se pose pas réellement si les experts ne mettent pas en évidence une pathologie mentale. Cela peut surprendre plus d’un lecteur, mais il est habituel de rappeler en psychiatrie légale que la folie d’un acte ne correspond pas nécessairement à la folie de son auteur.

C’est pourquoi la question du soin doit être comprise et envisagée après, et seulement après, qu’un diagnostic psychiatrique précis a pu être posé. En l’absence d’une pathologie psychiatrique évidente, il conviendra cependant de proposer au minimum une psychothérapie de soutien visant principalement à affronter les étapes du processus judiciaire, mais aussi, pourquoi pas, à ressentir ou à verbaliser des émotions jusqu’ici inaccessibles à Mme Courjault.

Zéphora : Pensez-vous qu’en subissant une hystérectomie, cette femme a voulu s’empêcher de reproduire un infanticide ? Ce qui démontrerait qu’elle était consciente de ce qu’elle faisait, mais n’avait pas trouvé d’autre moyen de se protéger de cette pulsion ?

Paul Bensussan : On peut bien entendu le supposer, avec toute la prudence que j’évoquais plus haut : imaginez l’absurdité d’une telle interprétation si nous apprenions, au vu du dossier médical, que l’hystérectomie a été médicalement imposée par un fibrome, tellement classique chez la femme de plus de 40 ans.

le_boucher : Dans cette affaire, la réaction de certains médias (« un monstre », etc.) n’est-elle pas aussi choquante et révélatrice d’un malaise que les actes de la mère elle-même ?

Paul Bensussan :  Il est habituel que les médias, ou du moins certains d’entre eux, se fassent l’écho et même la caisse de résonance de l’émotion populaire. Ici, tous les facteurs étaient réunis pour frapper l’imaginaire, comme si ce « fait divers » devait nous rappeler à tout moment la complexité insondable de l’esprit humain et également l’intrication étroite entre la barbarie apparente et la souffrance. Le simplisme, comme toujours, élude les vraies questions en satisfaisant le voyeurisme.

Laura : Si aucune pathologie mentale n’est décelée, cela signifie-t-il qu’il n’y a pas lieu de soigner Mme Courjault, et qu’aucune réponse psychiatrique ne s’applique ? Cela paraît invraisemblable et choquant.

Paul Bensussan : Cette question nous renvoie à cette considération assez fréquemment entendue dans les cours d’assises :  « il faut quand même être givré pour faire quelque chose comme ça ! » Bien évidemment, oui. Mais cette considération, qui relève du simple bon sens, ne suffit pas encore à poser un diagnostic au sens technique de cette démarche.

Et nombre de criminels, y compris parmi les plus sadiques, ne présentent pas de pathologie mentale repérable : je renvoie à la lecture d’Eichmann à Jérusalem par la grande philosophe Hannah Arendt, qui lui a valu de développer son concept de la banalité du mal. La question que l’on devine indignée de notre internaute est en fait liée à la difficulté d’admettre qu’un être humain n’est pas capable de commettre des atrocités s’il n’est pas fou. Nous sommes hélas, en psychiatrie légale, quotidiennement confrontés à la preuve du contraire.

Curieux : Votre réponse, cela s’apparente pour moi à jouer sur les mots…

Paul Bensussan : Je comprends parfaitement cette réaction, mais je dois rappeler dans ma réponse la mission donnée aux experts psychiatres par les juges. Cette mission se divise pour l’essentiel en deux parties. La dimension purement psychiatrique relève de l’expertise dite de « responsabilité » : la plupart des démocraties admettent que l’on ne peut pas juger un criminel lorsque son acte s’explique par une maladie mentale. L’examen de personnalité, en revanche, ne soustrait pas l’auteur des faits au procès et à la sanction. Il permet simplement d’aider les juges à mieux cerner la personnalité, à mieux comprendre les mobiles, parfois même à les relier à une histoire personnelle ou familiale. Il peut donc y avoir « de la pathologie » sans maladie mentale au sens le plus classique de ce terme. Cela permet donc de comprendre que la personne soit jugée, ce qui ne signifie pas, bien entendu, que son psychisme correspond à celui du commun des mortels.

Ateo : La pression d’une politique de contrôle des naissances (n’avoir qu’un seul enfant, donc un garçon) est-elle susceptible, selon vous, de favoriser de tels passages à l’acte ?

Paul Bensussan :  Je l’ai déjà évoqué plus haut : la maîtrise de la fertilité par l’infanticide n’existe que dans certaines cultures ou dans des cas extrêmes de misère sociale et de carence affective. Nous pouvons d’emblée savoir que l’affaire dont il est question ne renvoie ni à l’une ni à l’autre de ces hypothèses.

Delphinette : Est-il possible que cette femme, même si elle dit qu’elle ne voulait pas de ces enfants, souhaitait peut-être inconsciemment ces naissances pour avoir le pouvoir de mettre fin aux jours des enfants et combler un manque ou un désir sadique ?
Paul Bensussan : Je pense que cette question nous renvoie aux déclarations de Mme Courjault selon lesquelles elle ressentait, à la naissance de ses enfants, un sentiment de toute-puissance. Celles qui nous lisent savent à quel point ce sentiment de toute-puissance est banalement ressenti par une jeune accouchée : il suffit pour cela d’interroger les sages-femmes ou les infirmières d’une maternité.

Lorsque le sentiment maternel s’est convenablement élaboré durant la grossesse, cette impression de toute-puissance de la mère, ou son corollaire : l’extrême vulnérabilité du bébé, se traduit par une hypervigilance, une angoisse empreinte d’une grande sollicitude. Le mystère qui fait basculer cette vigilance et cette sollicitude vers le geste infanticide reste dans cette affaire à élucider, mais le sentiment de toute-puissance me semble en revanche être un point commun avec des mères infiniment moins dangereuses.

Caroline : Quelles pourraient être les conséquences de ce cas d’infanticide sur la relation des enfants « survivants » avec leur mère : déni, rejet de la mère, peur… ?

Paul Bensussan : Si Mme Courjault a été, comme ont pu le dire ses proches, une mère attentive et aimante pour les enfants qu’elle a choisi d’élever, le rejet absolu et définitif de leur mère par les enfants me semble une hypothèse d’école. Un enfant ne peut délibérément s’amputer d’un lien aussi fondamental. Il est en revanche indéniable que de graves perturbations pourraient survenir à court ou moyen terme. Il est bien difficile de les anticiper et il est évident que ces enfants vont être attentivement suivis pour une longue période.

La façon dont ils pourront intégrer la monstruosité de l’acte sans anéantir l’image de leur mère dépend étroitement de la qualité et de la richesse du lien maternel jusqu’à la révélation.

le_boucher : Y a-t-il des cas où le père est témoin de la grossesse et complice de l’infanticide ?

Paul Bensussan : Oui, bien sûr. Mais il ne s’agit alors pas d’un déni de grossesse, il s’agit généralement de conceptions accidentelles, plus qu’indésirables : inavouables. Là encore, de très jeunes adolescentes sont plus volontiers impliquées que les femmes matures, à l’exception bien entendu des grandes misères sociales ou affectives évoquées plus haut.

Curieux : Comment expliqueriez-vous la solidarité du couple Courjault ?

Paul Bensussan : Cette question renvoie bien sûr naïvement à la question de l’attachement ou de l’amour. Mais elle pose également la question de la cécité psychologique du conjoint, habituellement décrite dans les dénis de grossesse dans leurs formes les plus sévères : ce n’est plus seulement la femme elle-même qui se dissimule sa grossesse, c’est l’entourage proche qui est contaminé par cet aveuglement.

Je ne vous cache pas cependant mes réserves, pour ne pas dire mon scepticisme, sur les possibilités d’aveuglement du conjoint dans des situations aussi répétitives. La question du mensonge se pose nécessairement et les doutes exprimés par le procureur de la République me paraissent psychologiquement et psychiatriquement fondés : les experts désignés nous donneront à ce sujet un précieux éclairage.

Chat modéré par Benoît Vitkine