L’article paru dans ces pages le 20 février 2001 cumule tous les poncifs et les mensonges sur un sujet complexe. Et nous conduit tout droit à une inquiétante régression.
Par FLORENCE RAULT ET PAUL BENSUSSAN
Le vendredi 2 mars 2001
On ne doit pas, au nom d’une innocence bafouée, en meurtrir une autre. Sait-on qu’aujourd’hui des centaines de fausses allégations sont portées à la connaissance des parquets ? Sous le titre « Viols d’enfants: tous coupables », Jacques Généreux, économiste et professeur à l’IEP de Paris, s’est livré, mardi dans Libération, à une vigoureuse dénonciation du « silence » qui entoure les actes de pédophilie, estimant qu’il y avait « complicité de crime » jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Il préconisait un effort plus systématique pour « reconnaître » les témoins et pour informer les enfants scolarisés de leurs droits. On lira ci-contre une réaction à son texte et la réplique de Jacques Généreux.
Hystérie et fantasme prennent le pas sur la raison et le traitement civilisé de la pédophilie. Au point de remettre en cause désormais l’indéniable progrès qu’avait constitué la sortie du « phénomène pédophile » du territoire du non-dit. Les accusations portées à l’encontre de Daniel Cohn-Bendit et de nombreuses personnalités donnent lieu à une polémique pathétique et préfigurent l’accusation majeure qui menacera demain les hommes politiques: après le « tous pourris », le « tous pédophiles ». Elles illustrent la tendance de notre société du spectacle et de la bonne conscience à s’en remettre aux seuls outils qui semblent désormais fonctionner: les médias et la justice. Or, traiter d’un problème aussi complexe à l’aide du triptyque : émotion, surenchère, judiciarisation exclusive, nous conduit tout droit à une inquiétante régression. Dans ces colonnes, paraissait mardi 20 février une page signée de Jacques Généreux, intitulée « Viols d’enfants: tous coupables ». Cet article, sûrement plein de bons sentiments, est choquant. Par la gravité des accusations qu’il véhicule : les viols d’enfants seraient moins réprimés dans notre pays que de simples atteintes à la propriété privée. Mais aussi par la crudité des propos qui y sont tenus: « Vaut-il mieux recruter des juges ou apprendre à nos enfants à sucer sans pleurer ? »
Quand on connaît un peu le sujet, le propos n’en apparaît que plus déplacé. Non seulement il réussit l’exploit de cumuler en quelques lignes tous les poncifs et contre-vérités sur la pédophilie, mais encore, écrit par un économiste, il en devient véritablement obscène, au sens le plus littéral du terme. Ob-scène, hors de la scène, hors du champ… de compétence. Il faut cesser de délirer. Et, lorsque l’on accuse de complicité de crime « les recteurs d’académie, les évêques, les ministres… les élus et jusqu’au président de la République », il s’agit bien de délire: « grande agitation causée par les émotions, les passions » (Petit Larousse). Ce n’est pas la voie de la raison, de la vérité, ni du droit, ni même celle de l’objectif affiché: la protection de l’enfance. Le traitement de l’affaire de Cormeilles est la navrante démonstration de ce que le droit s’incline sous la pression du moralisme ambiant, du consensus et de la recherche du sensationnel.
Et pourtant, rien n’est jamais si clair, si manichéen. Non, nous ne sommes pas « tous coupables! ». La réalité est plus complexe. La recherche de la vérité (historique, judiciaire, psychologique?) nécessite intégrité, mais aussi perspicacité, technicité, compétence et surtout moyens. Le travail des professionnels de l’enfance comme celui des juristes est suffisamment difficile pour ne pas être à ce point caricaturé et déprécié. Il convient de rappeler que la France est l’un des pays les plus répressifs en matière d’abus sexuels sur mineurs. Mais aussi et surtout, nous sommes dans un Etat de droit. On ne doit pas, au nom d’une innocence bafouée, en meurtrir une autre. Sait-on qu’aujourd’hui des centaines de fausses allégations sont portées à la connaissance des parquets? Sait-on que l’accusation d’inceste progresse de façon très inquiétante dans les divorces conflictuels (près de un sur quatre, selon certains magistrats) ? Même si, comme le déplorent bon nombre d’associations dites de protection de l’enfance, la plupart de ces accusations débouchent sur des classements sans suite, non-lieux ou relaxes, il est fallacieux d’interpréter ces données en termes de complot ou de complicités. Ce d’autant que, bien souvent, sous le coup de l’émotion, de la pression, de la peur de passer à côté d’un abus réel, la justice a bien du mal à remplir son rôle. Pour une condamnation justifiée, combien de vies brisées, de carrières anéanties, de suicides ?
Si l’on considère que le fait pédophile nécessite (et c’est notre avis) le traitement judiciaire du crime qu’il constitue, il faut alors en respecter les contraintes : sérénité, contradictoire, présomption d’innocence. Il y faut des moyens et de la compétence. Une telle approche est indispensable dans un domaine, par essence complexe, relatif et incertain, où la question de « parole de l’enfant » est essentielle. Nous ne sommes, hélas! pas si loin des excès anglais de l’été dernier, provoqués par la presse de caniveau, et pourtant fortement stigmatisés de ce côté-ci de la Manche. Non, la protection de l’enfance n’a pas besoin de la « loi de Lynch » (1).
(1) Du nom de ce fermier américain qui, durant la guerre de sécession, avait formé un petit groupe de justiciers et appliquait une justice expéditive. D’où le terme de lynchage.