Par Judith Duportail Mis à jour le 20/03/2015 à 16:34 Publié le 20/03/2015 à 14:01
INTERVIEW – Après la découverte de cinq corps de bébés congelés en Gironde, le psychiatre Paul Bensussan, expert agréé par la Cour de cassation revient sur les spécificités et mystères qui entourent les meurtres de nouveau-nés par leur mère.
Le Figaro. – Infanticide et déni de grossesse sont-ils systématiquement liés?
Paul Bensussan, psychiatre, expert lors du procès de Véronique Courjault. – Absolument pas. Je ne peux que déplorer le simplisme qui règne en la matière et qui appauvrit la réflexion, aussi bien psychologique que juridique. Lors du procès de Véronique Courjault, condamnée en 2009 à huit ans d’emprisonnement pour trois infanticides, le débat (médiatique avant d’être juridique) a tourné essentiellement autour de la question du phénomène du déni de grossesse. Avec les meilleures intentions du monde, on a occulté la complexité de cette affaire. A tel point qu’aujourd’hui, le grand public est persuadé que le déni de grossesse conduit nécessairement à un infanticide et que cet infanticide est lui-même synonyme d’abolition du discernement, autrement dit d’irresponsabilité pénale. Alors que dans le cas de Véronique Courjault, le tribunal n’a pas retenu la thèse du déni de grossesse, pourtant martelée médiatiquement. Dès ce vendredi, on lit ici ou là que dans le cas de la découverte des cinq corps de bébés congelés, le déni de grossesse est probable. Mon hypothèse est qu’au contraire, ces femmes auteurs de néonaticides (meurtres d’un nouveau-né) en série ont conscience de leurs grossesses, mais la refusent et choisissent donc de la dissimuler. C’est un phénomène différent du déni, que l’on appelle la «dénégation de grossesse». Ces femmes n’arrivent pas à penser leur féminité autrement que par la grossesse. Elles se fantasment comme dans un état de grossesse permanent. La féminité est pour elles une impasse.
Comment l’entourage peut-il être aussi aveugle?
Ces phénomènes de cécité psychique se produisent dans des familles et des milieux où l’empathie est peu présente, où on ne se parle pas, où on est peu curieux de ce que ressentent les autres. L’expression des émotions et des affects est pauvre ou absente. Dans un cas de déni avéré, le ventre ne s’arrondit pas comme celui d’une femme enceinte. Soit. Mais lorsque je lis dans la presse que la cécité de l’entourage est un argument en faveur du déni de grossesse, je ne peux que réagir. Dans la dissimulation délibérée de grossesse, en effet, l’entourage est par définition aveugle. Certaines femmes vont jusqu’à s’imposer un régime drastique pour compenser (et masquer) le gain pondéral de la grossesse qu’elles dissimulent, portent des vêtements amples, etc. Ces femmes, sans être dans le déni finissent par se convaincre elles-mêmes de leur mensonge, en tout cas à vivre comme si elles n’étaient pas enceintes. On est alors aux confins de la dénégation et du déni. Dans leur for intérieur, elles savent qu’elles sont enceintes et qu’elles vont dans le mur. Le risque d’infanticide, en effet, est infiniment plus grand dans le cas d’une grossesse dissimulée. Mais les mécanismes de défense sont archaïques: une forme de «pensée magique» leur permet d’espérer que «quelque chose» finira par les sauver et elles sont incapables de se projeter à l’accouchement.
Pourquoi certaines mères infanticides, comme Courjault ou Chabot, choisissent de congeler les cadavres de leurs nouveau-nés?
Différentes hypothèses sont possibles et elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre. On peut y voir la preuve d’un certain attachement, ces femmes voulant garder les corps de leur bébé. Là encore, évitons le simplisme et la généralisation, souvenons-nous que Véronique Courjault a incinéré le premier bébé qu’elle a tué. On peut aussi y voir une forme de dégoût face à la dégradation induite par la putréfaction, une volonté de garder les corps intacts, de «figer» le temps. Enfin il ne faut pas oublier non plus qu’il peut, plus banalement, s’agir d’une peur de se faire prendre par les proches ou la justice en tentant de se débarrasser du cadavre.
Comment font ces femmes pour élever leurs autres enfants?
Il est toujours frappant de constater que ces mères infanticides sont par ailleurs capables d’élever d’autres enfants, de façon tout à fait adéquate. Ces femmes, qui ne vivent pleinement leur féminité qu’en étant enceinte, ont en fait du mal à se percevoir comme de bonnes mères. Elles élisent les enfants qu’elles pourront élever et ceux qu’elles vont rejeter. Dans le passé, avant la contraception, avant l’IVG, ce type de comportement était une réalité. On peut d’ailleurs penser que le nombre d’infanticides de nouveau-nés en France est sous-estimé. Selon l’Inserm, les chiffres officiels seraient cinq fois inférieurs à ceux de la réalité.
Pourquoi l’infanticide fascine-t-il?
Il est extrêmement difficile pour nous de penser qu’une mère puisse être autre chose que fondamentalement bonne, qu’elle puisse donner la mort à l’enfant qu’elle met au monde, sans être pour autant atteinte d’une maladie mentale. Si les mères se mettent à tuer leurs «petits», c’est pour nous, métaphoriquement, la fin de l’humanité, l’extinction de l’espèce. Le déni de grossesse, dans la version simplifiée que je dénonce, fait donc l’affaire de tous. Cela dit, il est absolument normal que les verdicts soient le plus souvent cléments. Ces crimes, quelle que soit la proportion d’inconscient ou de conscience, ne reflètent qu’une immense tragédie.