Interview de Paul Bensussan, par Florence Aubenas – 07-09-2007
Devant la cour d’assises de Saint-Omer, dans le cadre du dossier d’Outreau, dix-huit enfants vont défiler cette semaine pour témoigner de violences sexuelles commises alors qu’ils avaient de 3 à 11 ans. Dans le box, dix-sept adultes, parfois leurs parents. Les audiences sont de plus en plus tumultueuses depuis le 5 mai. Treize des accusés clament en effet leur innocence. En face, quatre ont avoué mais, parmi ceux-ci, deux affirment qu’ils étaient tous les quatre seulement lors des viols, tandis que les deux autres dénoncent aussi les treize premiers. Bref, deux contre deux. C’est dans cette arithmétique judiciaire qu’arriveront les gamins. Avec sur la tête le poids d’un terrible non-dit : et si c’était leur parole qui allait permettre à la justice de trancher les comptes des adultes, entre coupables et innocents ? Paul Bensussan (1), expert auprès des tribunaux, revient sur la question du témoignage des enfants.
La parole des enfants paraît créer de plus en plus de polémiques dans le monde judiciaire ?
Ce procès va permettre pour la première fois de sortir de la dialectique caricaturale sur le discours de l’enfant : mensonge ou vérité ? Ces enfants-là sont de grandes victimes, c’est indéniable. Il ne s’agit dès lors pas de savoir si la vérité sort de leur bouche mais quelle vérité en sort. Prendre la parole d’un enfant au sérieux ne veut pas dire la prendre à la lettre. Le témoignage d’un enfant doit être décrypté, c’est le rôle des experts. Il s’est créé une atmosphère passionnelle autour de cette question. On peut le comprendre : la preuve est rare en matière d’abus sexuel, tout repose bien souvent sur le témoignage. S’il suffisait de nier, les suspects seraient tous acquittés, c’est difficilement supportable. Mais un glissement a fini par s’opérer. Oser prendre une distance critique face à un témoignage d’enfant reviendrait à infliger une blessure supplémentaire à la victime. Des associations militantes ont même proposé de faire prévaloir la présomption de crédibilité sur la présomption d’innocence : elles édictent que l’enfant ne ment pas et quiconque nuance ce propos simpliste mais consensuel se fait traiter ne négationniste. Or évaluer techniquement la fiabilité d’un témoignage d’enfant ne signifie pas renier sa souffrance. C’est même la seule façon de lui donner une vraie place devant un tribunal.
Un même enfant peut, dans ses témoignages, évoluer, se contredire, accuser un seul adulte puis dix et alors se rétracter. Comment la justice peut-elle s’y retrouver ?
On se focalise sur la révélation, on en reste comme aveuglé, fasciné d’horreur ou de compassion. Ici, l’émotion est mauvaise conseillère : le contexte de recueil de données est aussi important que leur contenu. Les experts savent que l’enfant abusé ne dénonce pas forcément son agresseur, il peut même parfois en dénoncer un autre. Cela ne suffit pas à réfuter le récit (l’enfant est bien victime) mais prouve au contraire la nécessité impérative d’analyser le contexte du dévoilement. On parle dès lors d’indicateurs de fiabilité. Premier point : le témoignage est-il spontané ou sollicité ? Des études ont été menées après la projection à l’école de vidéos contre les abus sexuels, se terminant sur le message : Des papas peuvent faire ça… . A la sortie, 80% des enfants pensent que leur père pourrait l’avoir fait. Pour détecter quelques cas réels, on a induit chez la plupart une représentation menaçante de l’adulte proche. Des phénomènes comparables ont lieu quand toute une classe est interrogée après la mise en cause d’un enseignant. Il y a un enrichissement possible des récits. Je vais même dire quelque chose de choquant : dans ces phénomènes de groupe, les enfants-victimes placés sur le devant de la scène peuvent fasciner leurs camarades. Les processus d’influence ne sont jamais à exclure. Il faut ensuite savoir dans quel cadre le témoignage a été recueilli. Là encore, des recherches ont été faites. Un clown débarque en classe, les enfants doivent raconter. Contrairement à l’idée reçue, le récit est d’autant plus fiable que le cadre est solennel. Autrement dit, mieux vaut le commissariat que l’hôpital, l’hôpital que la maison. Autre facteur d’évaluation, l’évolution du discours. Le détail, le nom que donne cet enfant surgit-il trois jours ou six mois après la révélation ? La littérature scientifique montre que la fiabilité diminue à la mesure de la multiplication des auditions. Il y a un phénomène d’apprentissage au fil des interrogatoires, l’investigation elle-même génère des distorsions, avec des questions inévitablement suggestives. Dès lors, le rôle de l’expert n’est pas de se prononcer sur la véracité (qui reste du domaine du juge), mais sur la fiabilité. Aux assises, la cour doit pourtant se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence.
Il faut se résigner au fait qu’il existe différents types de vérité, qui ne s’opposent pas nécessairement mais ne coïncident pas toujours. Il y a une vérité psychologique, émotionnelle : c’est ce que l’on est persuadé d’avoir vécu. Ici, la compassion donne envie de croire les enfants pour apaiser leur souffrance, leur proposer une réponse thérapeutique. Là n’est pas la vocation d’un procès pénal, et on confond souvent les deux. Il existe aussi une vérité judiciaire : elle se fondera sur ce que la justice sera capable d’établir. Enfin, il y a la vérité historique. Que s’est-il réellement passé ? Celle-là, sans doute, nous échappera toujours.
Florence Aubenas.
Libération, le 17 mai 2004