UnknownLe temps a passé depuis qu’en août 2006, la France entière découvrait, glacée d’effroi, le néonaticide (meurtre d’un nouveau-né) et sa modalité opératoire des temps modernes : l’affaire Courjault, dite des « bébés congelés », venait d’éclater. Le procès qui s’est tenu du 9 au 18 juin 2009 devant la cour d’assises d’Indre et Loire s’est soldé par un verdict clément. Mais il aura surtout mis en exergue une consternante évolution : l’importance du tribunal médiatique, dont les portes se sont ouvertes environ deux semaines avant celles de la salle d’audience.

La médiatisation des affaires judiciaires est un phénomène en expansion constante depuis une vingtaine d’années et culmine avec l’apparition d’un phénomène nouveau : la substitution des médias (singulièrement de la télévision) à la justice institutionnelle. Cette évolution-là est autrement préoccupante et, disons-le, dangereuse. Car une telle médiatisation est évidemment de nature à exercer une influence sur le cours voire l’issue du procès : peut-être même serait-ce sa raison d’être. En ce qui concerne Véronique Courjault, il suffisait d’avoir, même distraitement, un peu lu la presse, écouté la radio, ou regardé la télévision pour s’en convaincre : cette mère, « admirable » par ailleurs vis-à-vis des deux enfants qu’elle a élevés, avait souffert d’une pathologie méconnue : le déni de grossesse. Cela expliquait tout. Du moins le laissait-on croire. Les experts cités par la défense s’étaient exprimés bien avant le procès : il faut un peu de temps pour faire passer un message et marquer les esprits. Non seulement de la France entière : mais aussi et surtout de ceux qui sont en charge de juger, c’est-à-dire, en cour d’assises, neuf citoyens ordinaires.

Le phénomène atteindra son apogée sur le plateau de l’excellente émission d’Yves Calvi, « Mots croisés ». La date de diffusion n’est pas anodine, même si cela relève du hasard du calendrier : le lundi 15 juin, veille de l’audition des experts judiciaires (désignés par le juge et ayant donc expertisé l’accusée). A l’avant-veille du verdict rendu par le tribunal « institutionnel », des spécialistes de renom s’exprimaient devant des millions de citoyens – dont les 9 jurés populaires, qui n’avaient peut-être pas éteint leur téléviseur – et donnaient leur avis sur ce que devait être, selon eux, la juste peine prononcée à l’encontre de Véronique Courjault. Qu’ils n’avaient ni rencontrée ni expertisée. Si un semblant de contradiction était respecté sur le plateau (une psychothérapeute rappellera la gravité des faits), le consensus entre un psychiatre et un obstétricien semblait s’opérer sur le déni de grossesse : à l’évidence, Véronique Courjault n’a pas su qu’elle était enceinte. Ou bien l’a su, puis oublié. Ou refusé, ou refoulé. Car la définition de cette pathologie – dont l’existence, rappelons-le, n’est pas contestable – évoluera tout au long de ce procès. Presque au jour le jour, au fil des audiences et des déclarations de l’accusée… Le terme de déni de grossesse apparaît dans la littérature médicale dans les années 1970. Il se définit comme le fait, pour une femme enceinte, de ne pas avoir conscience de l’être au-delà du 1er trimestre de la grossesse. Citons Nisand, dans une interview donnée récemment (parmi tant d’autres) au Quotidien du médecin (29 mai 2009) : « Le déni de grossesse est une pathologie psychique, définie par le développement d’une grossesse totalement à l’insu de la patiente. Il doit être d’emblée distingué de la dénégation de grossesse ou d’une grossesse cachée, dans lesquelles la femme a conscience de sa grossesse, mais la refuse ». Tout est dit. Ou presque : Véronique Courjault n’est pas encore jugée, son procès ne s’est pas encore ouvert. Israël Nisand ajoute : « Par définition, le déni cesse dès lors que le diagnostic est porté et que la grossesse a été formulée (…). Toute généralisation concernant ce symptôme risquerait d’être réductrice ». C’est aussi mon avis… C’est pourquoi il était choquant de constater, dans les nombreuses interviews accordées par le professeur Nisand et Sophie Marinopoulos, d’importantes variations dans la définition de cette pathologie. Au point de se contredire avec les définitions précédentes. C’est ainsi que le vendredi 12 juin, sur le site Internet Psycho-Enfants, on pouvait lire cette définition du même professeur Nisand, trois jours avant son audition par la cour d’assises : « On parle de déni quand une mère refuse de signaler sa grossesse à son entourage et quand, parfois, elle se le cache à elle-même. »
Lorsqu’une femme refuse de signaler sa grossesse à son entourage, c’est par définition qu’elle en est consciente : elle la dissimule. On mesure le risque inhérent à une telle situation, a fortiori si la dissimulation est « réussie » jusqu’à l’accouchement, grâce à la cécité psychique de l’entourage. Que la femme parvienne alors à l’oublier, créant le « pont » entre la dénégation et le déni, est une réalité : le psychisme humain est suffisamment complexe pour ne pas écarter cette hypothèse. Le néonaticide ou l’abandon de l’enfant est alors à craindre. Mais la question n’est pas là. Ces divergences d’appréciation (déni ? dénégation ? mensonge ? secret ?), aussi techniques et ardues soient-elles, ont pu être débattues devant la cour d’assises, qui a fait preuve d’une ouverture d’esprit et d’une réceptivité peu communes à ces concepts pourtant « pointus ».
Les divergences entre experts ont amusé ou indigné les médias. Force est pourtant de le constater : seuls ceux qui n’avaient pas expertisé Véronique Courjault étaient aussi unanimes que péremptoires : elle avait souffert d’un déni de grossesse… M’estimant tenu, même après le verdict, à un devoir de réserve, je ne livrerai rien, dans ces lignes, de ce que m’a confié Véronique Courjault lors de nos entrevues. J’ai toutefois réfuté, lors de mon audition, la thèse du déni de grossesse. J’ai reconnu notamment la compétence du professeur Nisand, dont personne ne saurait contester qu’il est au sommet de sa spécialité.
La « bataille d’experts » que certains ont cru pouvoir dénoncer n’a donc pas eu lieu. Ma déposition, certes critique, n’était en rien, comme on a pu l’écrire, une « bataille d’ego », pas plus qu’elle ne visait à « dénigrer » mes confrères. Elle posait en revanche de façon directe un questionnement inévitable : les experts cités en qualité de témoins par la défense doivent-ils à ce point se muer en avocats ? Ou sont-ils au contraire chargés de communiquer un savoir ? La défense d’une « cause », aussi noble soit-elle (et l’inscription d’une pathologie méconnue dans les classifications est une noble cause), doit-elle prendre le pas sur la rigueur et l’impartialité de la discussion diagnostique et scientifique ? La justice ne mérite-t-elle pas mieux que d’être ainsi scénarisée, au point que le verdict « médiatique » soit rendu en direct, à la veille de l’audition des experts ? Le procès Courjault, s’il a abouti à un verdict clément et acceptable par toutes les parties, porteur de justice mais aussi d’espoir, aura eu le mérite de poser avec acuité des questions qui, à n’en pas douter, feront partie de la justice de demain. En espérant que l’arène médiatique ne prenne jamais le pas sur ce qui se joue dans l’arène judiciaire.
Paul Bensussan est psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation. Désigné en octobre 2007 avec le Professeur Serge Brion pour la contre-expertise de Véronique Courjault, il a été entendu par la Cour d’assises le 16 juin 2009.