Christian Guery – Article paru dans Le Monde du 25 mai 2004
France – Le Monde
25 mai 2004


Dans l´affaire d´Outreau, l´audience de la cour d´assises du Pas-de-Calais révèle bien plus qu´un dysfonctionnement judiciaire, même si c´est celui-ci qui passe au premier plan.Si culpabilité il y a, et bien au-delà de cette affaire, elle ne concerne pas que les seuls acteurs judiciaires.

Coupables, certes et tout d´abord, des magistrats et des enquêteurs. D´oublier trop souvent, en matière d´abus sexuels commis contre les mineurs, qu´il existe des règles essentielles de preuve. Que pour mettre en examen, en détention, pour renvoyer quelqu´un devant une juridiction de jugement, pour condamner, il faut des indices, des charges, des preuves. Que le témoignage d´un enfant ou celui d´un adulte peut être fragile, manipulable, interprétable, humain.

Coupables de se donner bonne conscience en invoquant la pseudo caution scientifique de l´expertise de crédibilité. De refuser systématiquement toute confrontation pour protéger l´enfant de la « victimisation secondaire », qui est aussi une réalité. Mais comment dire, au cas par cas, si une confrontation sera ou non néfaste pour l´enfant ? Et, si elle l´est, la protection de l´enfant doit-elle se faire au détriment des droits de la personne mise en cause ?

Coupables, des experts psychiatres et psychologues, de nous faire croire que la crédibilité de la parole de l´enfant induit la vérité d´une histoire. De voir trop souvent dans la souffrance de l´enfant les « stigmates » habituellement rencontrés chez les victimes d´abus sexuels, sans préciser qu´ils sont plus le signe d´une souffrance que le marqueur de son origine. De deviner très facilement dans les dessins d´enfants des sexes masculins qui pourraient être aussi des arbres…

[su_highlight background= »#788db8″]D´ »oublier » les travaux déjà anciens d´Hubert Van Gijseghem ou plus récents de Paul Bensussan sur la parole de l’enfant[/su_highlight], qui peut vouloir conforter les angoisses de sa mère, acquiescer aux questions de cet enquêteur si intéressé, énoncer ce qui est devenu pour lui une « vérité intra-psychique » et qui ne ment pas sciemment en ne disant pas la vérité.

Coupables, des experts, de succomber à l´ »effet Rosenthal », dit aussi biais du chercheur, selon lequel ce chercheur trouve beaucoup plus facilement à vérifier une hypothèse lorsqu´elle est déjà posée.

Coupables, des associations de victimes, de sacraliser la parole de l´enfant. Un enfant ne peut mentir. S´il est précis, c´est le signe que les faits sont vrais. S´il est imprécis, c´est qu´à son âge il est naturel de ne pas bien se repérer dans le temps et l´espace.

S´il confirme, voyez comme ses propos ont toujours été fidèles !

S´il se rétracte, sentez comme l´emprise de l´adulte est encore forte !

Coupables, des professionnels de la protection de l´enfance, d´abreuver les magistrats, même après le signalement, de tous ces « dires d´enfant » qui emplissent les dossiers d´instruction de ces recueils de « paroles » hors de tout cadre procédural, de ne voir qu´une seule explication à l´équation « papa-zizi-bobo ». Craintes réelles ou supposées de poursuites pénales ? Protection du professionnel ou protection de l´enfant ?

Coupables, des avocats, de reprendre ces arguments et de participer à la confusion dès lors qu´ils plaident en partie civile.

Coupables, des médias, de surfer sur la vague de l´émotion.

Coupables, des ministères, d´inciter au signalement rapide, précipité, en « temps réel », sans laisser le moindre temps d´évaluation.

Coupable, une société, de déshumaniser « le pédophile », « le père incestueux », les nouveaux monstres…

Et s´ils ne sont plus humains, pourquoi auraient-ils encore des droits ?

Tous coupables d´être submergés par cette émotion, de croire en des vertus magiques du procès pénal. De mettre de côté des principes fondamentaux pour crier la noblesse de la cause !

Innocents, certains des accusés d´Outreau. Comme d´autres ?

Christian Guery est doyen des juges d´instruction à Nice.