imageScience et pseudo-sciences n°314, octobre 2015 – Paul Bensussan

Le procès d’Outreau, par son retentissement médiatique, les prises de position contradictoires des experts, la mise en cause de témoignages d’enfants etc., a mis en évidence plusieurs points cruciaux à prendre en compte pour aboutir à une justice mieux rendue : le rôle des experts, la fiabilité des témoignages, la démarche scientifique opposée aux croyances pseudo-scientifiques et plus précisément la confiance que la justice peut accorder à la mémoire des personnes, à la fiabilité des souvenirs, et les risques de manipulation de la mémoire.

Paul Bensussan, psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation et par la Cour pénale internationale, a été cité par la défense au procès en appel pour procéder à une lecture critique des expertises judiciaires. Le journal Le Monde, dans son édition du 19 novembre 2005, estimait qu’il avait « asséné le coup de grâce » en dévoilant à la Cour les faiblesses et les approximations des expertises : ce qui lui vaut jusqu’à aujourd’hui des attaques virulentes.

Sciences et Pseudo-Sciences lui donne la parole. Propos recueillis par Brigitte Axelrad.

Quelle lecture faites-vous du verdict dans le troisième et dernier volet de l’affaire d’Outreau ?

Daniel Legrand a été définitivement acquitté. Pas au bénéfice du doute, a insisté l’avocat général, Stéphane Cantero. Mais parce qu’il est innocent. Parce qu’il n’a rien fait. Un tel réquisitoire est véritablement exceptionnel, on pourrait dire historique, pour une affaire qui ne l’est pas moins : l’avocat général, qui représente le Ministère public, démontant point par point l’ensemble des accusations, les expertises dont il a impitoyablement souligné les faiblesses… au point que la défense a unanimement renoncé à plaider. L’affaire d’Outreau, rappelons-le, c’est d’abord une sordide affaire d’inceste transformée, par une dérive médiatico-judiciaire, en réseau de pédophilie international, dans lequel les adultes accusés se comptaient par dizaines. Mais il faut aussi souligner la particularité de ce troisième volet de l’affaire : pourquoi Daniel Legrand était-il le seul des treize acquittés d’Outreau à être rejugé ? Tout simplement en raison d’une faille juridique qui voulait que, seul accusé à être encore mineur pour une partie des faits (qui s’étalaient sur plusieurs années), il n’avait été acquitté « que » pour les faits prétendument commis dans sa majorité. Une mouvance associative a alors œuvré pour qu’il soit jugé, de nouveau, pour les mêmes faits, prétendument commis avant sa majorité. Voilà dans quelles conditions Daniel Legrand s’est retrouvé dans le box des accusés, sans aucun élément nouveau, dix années après son acquittement « définitif » par la Cour d’assises d’appel de Paris. Aucun élément nouveau ? Pas tout à fait : il était en effet « reconnu », grâce à des flashs de leur mémoire, par les enfants Delay devenus adultes qui, à l’époque, ne l’avaient pourtant pas identifié comme leur agresseur. C’est sur ce point sensible de la fiabilité des « souvenirs retrouvés » qu’a porté une bonne partie des débats psychologiques et psy- chiatriques.

Quel rôle a joué l’expertise psychologique dans les différents procès, et dans ce dernier en particulier ?

Les expertises ont joué un rôle déterminant, au moins jusqu’au rebondis- sement spectaculaire de la rétractation de Myriam Badaoui. Comme souvent en matière d’abus sexuels, les expertises d’auteurs présumés sont généralement peu probantes : la plupart des abuseurs nient, la plupart sont exempts de maladie mentale. De sorte que le principal apport de cette expertise psychiatrique de l’auteur est généralement de confirmer au juge que « si les faits sont avérés, la responsabilité pénale du sujet doit être consi- dérée comme entière ».

L’analyse de la parole de l’enfant victime est donc essentielle, dans un domaine dans lequel la preuve scientifique est l’exception. L’attitude de l’investigateur est alors déterminante : s’il est convaincu, comme nombre de professionnels, « qu’un enfant ne peut avoir raconté de telles choses sans les avoir vécues », il aura les plus grandes difficultés, dans son analyse, à évaluer avec rigueur la fiabilité du témoignage : son travail risque d’être biaisé par l’effet dit de Rosenthal, biais scientifique qui montre que la croyance de l’investigateur influe sur ses résultats : il exerce malgré lui une sélection involontaire et inconsciente des données, retenant ce qui est congruent, et ignorant ce qui est dissonant. Ce mécanisme peut être mis en place dès avant la rencontre avec le sujet, et donc avant la perception des signes critiques, en fonction des attentes de l’observateur.

Un second biais non moins important doit être pointé : la conviction que le procès doit jouer avant tout un rôle thérapeutique. « Croire » l’enfant, lui accorder son statut de victime, est le préalable indispensable à sa « reconstruction » (terme qui a envahi le jargon psychologique). A contrario, ne pas condamner l’auteur revient donc à infliger à l’enfant présumé victime un second outrage, une seconde blessure : celle de n’avoir pas été cru.

J’estime que le travail des psychologues a été influencé, d’une façon tout à fait claire, par ces deux biais, non dénués de militantisme : l’enfant dit a priori la vérité et la condamnation des adultes qu’il dénonce est la condition nécessaire de sa résilience.

J’ajouterais que le style rédactionnel des rapports d’expertise était si péremptoire, si catégorique, qu’il ne laissait, réellement, aucune place au doute, au moins dans l’esprit des magistrats et des jurés.

C’est pourquoi je suis aujourd’hui encore convaincu que, sans la rétractation de la principale accusatrice, les avocats de la défense auraient eu les plus grandes difficultés à démontrer les failles des expertises psychologiques.

Le verdict d’innocence est-il un désaveu pour les enfants victimes ?

En aucune façon, même si quelques militants et passionarias ont essayé de le faire croire. Jonathan Delay lui-même se disait,à la sortie du tribunal, soulagé d’avoir été entendu. Chacun savait, dès le procès en première instance, que les enfants du couple Delay-Badaoui étaient de grandes victimes, ayant subi des viols incestueux depuis leur plus tendre enfance. Mais ils n’étaient pas victimes – et ce procès l’a prouvé de façon exemplaire – de tous les adultes qu’ils avaient désignés, en emboîtant le pas à leur mère mythomane. C’est ce qui explique la façon dont le débat s’est enflammé, la note passionnelle prenant hélas le pas sur le point de vue scientifique. En effet, les sensibilités « militantes » de la protection de l’enfance (le sous-titre de mon ouvrage « La Dictature de l’émotion », publié en 2002 et abondamment cité lors du procès en première instance, est « La protection de l’enfance et ses dérives ») ont estimé que la justice avait traité les enfants victimes de menteurs. Ce qui aurait pour corollaire la nécessité de prendre « à la lettre » toutes les déclarations, dès lors qu’elles émanent d’un enfant… C’est précisément ce que semblent avoir fait certains experts : plaçant ainsi les vertus thérapeutiques du procès au-dessus de leur mission d’auxiliaire de justice. A priori idéologique selon moi incompatible avec la mission d’expertise.

Certains ont crié au déni de l’expertise psychologique et de la parole de l’enfant à la suite du verdict. L’acquittement marque-t-il l’épilogue de cette affaire ?

Quelques militants et experts jurent que non et assurent, d’ores et déjà, que le combat continue. « Nous, les psys, nous n’allons pas en rester là ! », promet Marie-Christine Gryson, expert psychologue lors du procès en première instance. La tonalité de ce mail en forme de tract, dont je dispose (il ne revêt aucun caractère confidentiel, étant adressé à de nombreuses associations et thérapeutes « engagés »), est clairement passionnelle, ma collègue exprimant avant tout une révolte personnelle et un sentiment d’injustice dans lequel elle associe étrangement « les victimes et les experts ». Ce vécu discrètement persécutif pourrait faire sourire : mais il est en réalité préoccupant, témoignant d’une absence de distance professionnelle, l’affaire d’Outreau devenant à l’évidence une cause personnelle.

Plus grave : on voit un expert s’insurger ouvertement contre une décision de justice, allant jusqu’à remettre en cause la compétence et l’impartialité de l’avocat général, mais aussi ses confrères, au mépris de notre code de déontologie qui nous impose, en son article V-7, de ne critiquer ses pairs que sous une « forme courtoise, à l’exclusion de toute critique blessante et inutile ». Ce qui n’empêche pas Madame Gryson de traiter de « Canadien éteint » le très renommé Hubert van Gijseghem, ou encore de « Belge obscur » son confrère Marc Melen, pourtant reconnu par la communauté scientifique internationale et qui, cité par le parquet lors du dernier procès d’Outreau, a expliqué à la Cour la façon dont le témoignage enfantin peut être émaillé de « faux souvenirs », c’est-à-dire de souvenirs induits ou remaniés.

Ne pensez-vous pas que la force de ses propos reflète avant tout son engagement pour la protection de l’enfance ?

Je pense que les engagements militants ne sont pas souhaitables lorsqu’on exerce la lourde responsabilité de l’expert, avant tout auxiliaire de justice, chargé d’aider à la manifestation de la vérité. Si j’émets comme un postulat qu’un enfant dit nécessairement la vérité et qu’il doit donc être « cru » pour surmonter son traumatisme, quelle sera mon impartialité, ma technicité, dans ma façon de remplir ma mission ? Serai-je à même de déceler des incohérences, des invraisemblances dans son témoignage ? Même si l’avocat général notait qu’Outreau représentait « le drame de la bonne foi », la question se pose bien, devant un tel dogmatisme, de la compatibilité des fonctions d’expert et de militant.

Que signifie cette volonté rédemptrice d’ériger l’innocence meurtrie d’enfants victimes d’actes les plus odieux, en innocence meurtrière, commuant en autant de coupables tous les adultes pointés par le doigt enfantin ? Je tiens avant tout à rappeler que je suis certes intervenu à la demande de la défense, mais avec l’accord de la Cour d’assises, pour donner, en tant que « sachant » (terme consacré), un avis strictement méthodologique, sans aucune attaque personnelle. C’est peu dire que les expertises, dont il m’a été demandé la lecture critique à la barre lors du procès en appel d’Outreau, étaient « caricaturales », comme l’a asséné impitoyablement l’avocat général. À bien les lire, ce n’est d’ailleurs pas le corps d’une petite fille que l’on aurait pu trouver, mais bien trois ou quatre cadavres d’enfants. Dont les enfants Delay, en particulier Jonathan, décrivaient à Marie-Christine Gryson les meurtres (imaginaires) par leur père, avec un regard halluciné : « Jonathan a les yeux écarquillés, il semble assister de nouveau à la scène, sa respiration est haletante ».

Authenticité émotionnelle confondue avec vérité historique, qui conduira à la validation sans discernement de la parole de l’enfant, « en aucune façon mythomane, sans tendance à l’affabulation », rien ne permettant de penser « que Jonathan Delay invente des faits, ou cherche à imputer des faits à des personnes non concernées ». Les experts considérant, pour faire bonne mesure, le témoignage de Jonathan comme « mesuré » : que n’aurait-on appris s’il ne l’avait pas été ?

Les enfants ont-ils pu mentir ?

En acquittant les accusés, on a, nous disent les militants, « traité les enfants de menteurs ». On peut envier ceux dont la lecture est aussi simple : mensonge ou vérité. Capables de faire abstraction, par pure idéologie, d’une palette de nuances entre ces deux extrêmes. Mentir, c’est altérer sciemment la vérité. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de relever qu’au cours des débats, un mensonge au moins a été reconnu par Chérif Delay, au sujet d’une infirmière, accusée par les enfants de les avoir violés, alors qu’elle attendait ses jumeaux… Bien que Dimitri, son frère, persiste en 2015 dans son accusation, Chérif reconnaîtra dans des termes touchants, lors de l’au- dience du 1er juin, une accusation mensongère portée alors qu’il était enfant : « J’ai grandi, je sais la différence entre le bien et le mal. Je ne connais pas cette femme… [puis, s’adressant au témoin] : Je vous demande pardon ».

Pour autant, Jonathan et ses frères mentaient-ils, en décrivant ces meurtres qui n’avaient jamais eu lieu ? Bien sûr que non ! Ils y croyaient, au contraire, de toute leur âme. Âgé de sept ans et demi lors de l’expertise, Jonathan avait, à la télévision, entendu parler de ce meurtre imaginaire, « avoué » par Daniel Legrand et reconnu par sa mère. Il avait avec ses frères assisté aux fouilles des jardins d’Outreau par des pelleteuses, à la recherche d’un cadavre improbable.

Pouvait-on attendre d’un enfant de cet âge la compréhension intuitive que le meurtre dont leur père était accusé n’existait que dans l’imagination maladive d’une mère mythomane ? « Ils ne mentent pas, mais parfois ils se trompent ! » expliquait à la Cour Myriam Badaoui, le 18 mai 2004, lors de sa spectaculaire rétractation. Faisant preuve, au passage, d’une finesse supérieure à celle de certains professionnels.

Quels enseignements tirez-vous de cette affaire ?

J’insiste depuis des années, avec la plupart de mes collègues, sur la nécessité de ne pas se limiter au contenu de la révélation lors d’un dévoilement d’abus sexuels. Les mesures de protection prises dans l’urgence doivent (ou devraient) toujours être suivies d’une phase de décryptage et de réflexion, dénuée de tout a priori idéologique : le contexte dans lequel a surgi la révélation est indissociable de l’analyse de sa validité. Le rôle de l’expert n’étant pas, au fond, de postuler que « la » vérité sort de la bouche des enfants, mais de dire au magistrat « quelle » vérité en sort. Estimer, dans une expertise, un dévoilement peu fiable en fonction des critères validés par la littérature scientifique ne revient pas à traiter l’enfant de menteur : un très jeune enfant peut mêler en proportions variables le réel et l’imaginaire, il peut avoir été influencé ou mal interrogé, son discours avoir été induit ou suggéré… Un enfant peut être sincère, convaincu et donc convaincant et… dénoncer un fait fantasmé. La prudence est donc de mise.

Cette prudence a fait cruellement défaut dans l’affaire d’Outreau. Et il est édifiant de constater, aujourd’hui, le fossé qui s’est installé entre les cosignataires du même rapport : l’un, le Professeur Viaux, reconnaissant que le style avait été trop péremptoire et que les conclusions auraient dû être amendées ; l’autre, Marie-Christine Gryson, s’arc-boutant sur son écrit, officiellement pour ne pas « traiter les enfants de menteurs ».

« Les enfants ne mentent jamais… surtout quand ils sont chez Madame Gryson » a poursuivi l’avocat général dans son implacable réquisi- toire. Les enfants, c’est bien connu, n’auraient pu inventer de tels faits sans les avoir vécus. C’est avec de telles considérations que l’expert psychologue estimait que les viols zoophiles par tous les animaux de la ferme n’avaient pu sortir de l’imagination enfantine. Oubliant au pas- sage que les malheureux avaient grandi dans l’imagerie pornographique, y compris zoophile. Cette façon de prendre à la lettre le témoi- gnage enfantin est touchante en thérapie (bien qu’à mon avis l’empathie du thérapeute ne devrait pas revenir à valider sans discernement le discours du patient), mais difficilement acceptable en expertise judiciaire : à la confusion des rôles succède inévitablement la confusion des sentiments, jetant d’ailleurs, aux yeux de la Cour comme de la Commission d’enquête parlementaire, un sérieux doute sur l’impartialité de l’expert psychologue : au point qu’en première instance, de nouveaux experts avaient été désignés en plein milieu du procès, que la psychologue a alors choisi de déserter… prétextant, a posteriori, la violence des attaques des avocats. On peut bien entendu compatir : la cour d’assises est un exercice périlleux, le procès était très médiatisé et le nom de Madame Gryson, inconnu du public comme de la communauté scientifique, était apparu dans un fiasco retentissant. Il est vrai que l’affaire d’Outreau a ceci d’exceptionnel que jamais, ou presque, un « faux positif » ne peut être dévoilé. Deux risques opposés menacent en effet l’expert chargé d’analyser un dévoilement d’abus sexuels :

 le faux négatif, qui est le risque de ne pas « croire » à un abus avéré. Ce risque paralyse nombre de professionnels, au point que les plus fervents préconisent, en la matière, une forme « d’exception sexuelle du droit » : en matière de pédophilie, disent certains, mieux vaut un innocent en prison qu’un coupable en liberté…
le faux positif, qui est le risque le plus souvent adopté : ici, on estime qu’un enfant « ne peut pas inventer une chose pareille sans l’avoir vécue ». L’expert qui adopte ce risque, que ce soit par pusillanimité ou au nom de la protection de l’enfance, est pratiquement certain de ne jamais être démasqué : il est impossible de prouver qu’un abus n’a pas eu lieu.

L’affaire d’Outreau a donc, avec la spectaculaire rétractation de la principale accusatrice, la mère des enfants, fait éclater au grand jour un type d’erreur qui n’est en principe jamais reconnu : expérience certainement douloureuse pour les experts qui se sont fourvoyés. Je retiendrai donc, pour répondre à votre question, que l’approche militante, quelle que soit la noblesse de ses intentions, est plus que simpliste : elle est dangereuse. Et l’affaire d’Outreau illustre, au-delà du raisonnable, cette phrase d’Alain1 : « Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée ».

Vous avez fait l’objet de plaintes, de dénonciations anonymes, à présent d’une « lettre ouverte au Conseil de l’Ordre », dans laquelle vous êtes sévèrement mis en cause : de telles attaques peuvent-elles nuire à votre réputation ?

C’est en tout cas l’objectif poursuivi par mes détracteurs : fort heureusement, les magistrats qui me renouvellent et m’expriment leur confiance, tout comme mes pairs membres du Conseil de l’Ordre, sont assez peu sensibles aux excès qu’autorisent aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux. Bien que l’attitude de ma collègue à mon encontre soit particulièrement virulente, je ne crois pas qu’une plainte soit utile ou même souhaitable. Avec l’acquittement de Daniel Legrand, l’affaire d’Outreau est définitivement close. L’institution judiciaire en a tiré tous les enseignements, elle est lasse des polémiques passionnelles : la justice aspire à retrouver sérénité et technicité.

D’une façon plus générale, quelles leçons tirez-vous de votre expérience sur la question de l’expertise judiciaire et des experts ? Comment les experts sont-ils sélectionnés ? Par qui et sur quelles bases ? N’est-ce pas particulièrement critique dans des domaines tels que la psychologie ou la psychiatrie ? Ce processus pourrait-il être amélioré ?

Un psychiatre est un docteur en médecine qui a accompli sa formation psychiatrique, attestée par un diplôme, reconnu par le Conseil de l’Ordre. Est- ce à dire que tout psychiatre peut être inscrit sur une liste d’experts judiciaires qui font aujourd’hui singulièrement défaut ? Il faut avant de répondre revenir à la définition juridique de l’expert, assez éloignée de l’acception la plus répandue de ce terme.

Le Petit Robert définit en effet l’expert [judiciaire] comme une « personne choisie pour ses connaissances techniques et chargée de faire, en vue de la solution d’un procès, des examens, constatations ou appréciations de fait ».

La définition d’un expert d’après la Cour de Cassation est plus simple encore : est expert « celui qui reçoit sa qualité par détermination de la Loi ». Autrement dit celui qui est inscrit sur une liste d’experts. Ces listes sont établies à partir de candidatures, qui sont par définition des actes volontaires. Raison pour laquelle l’expert inscrit ne peut en principe pas se récuser pour problèmes éthiques ou déontologiques.

Il existe différentes listes : celle du bureau de la Cour de Cassation (liste nationale), celles des Cours d’appel, de la Sécurité Sociale, des Tribunaux d’Instance, des compagnies d’assurance, du Ministère de la Santé pour l’homologation de médicaments.

Depuis l’affaire d’Outreau, les conditions du maintien d’un expert sur les listes ont changé : l’expert n’est désormais plus inscrit « à vie », comme cela était le cas auparavant. Après une période probatoire, l’expert inscrit sur la liste d’une cour d’appel doit demander sa réinscription quinquennale. Celle-ci fait l’objet d’un examen aussi poussé que celui d’une première candidature, avec une attention particulière portée à la formation permanente de l’expert : non seulement dans sa discipline, ce qui est la moindre des choses, mais aussi en matière juridique et médico-légale. Le bon expert doit, en effet, comprendre le raisonnement, tout comme les besoins et les exigences des magistrats.

Bien avant l’affaire d’Outreau et la réflexion sur les besoins de formation des experts, Michel Olivier, Conseiller à la Cour de Cassation, définissait l’expert et posait déjà le problème de sa formation : « […] la détermination des conditions dans lesquelles le titre d’expert pourra être conféré est insuffisante. Certes, la possession de diplômes et de titres universitaires ou autres est un gage de connaissances approfondies, mais elle ne constitue pas à elle seule la marque d’un expert qualifié, expérimenté immédiatement et pleinement efficace. Il lui faut en plus être informé de la spécificité des opérations d’expertise, tant en ce qui concerne l’adaptation à celle-ci de sa technique propre, de même que la réglementation légale dont l’inobservation risquerait d’entraîner la nullité de ses opérations. Cette formation de base doit s’accompagner d’un constant recyclage, pour autant que l’expert continue d’avoir ce titre… ».

Encore faut-il, pour que l’on puisse être « expérimenté et efficace », se référer à une méthodologie, à des critères diagnostiques, à tout ce qui fait que notre analyse, notre expertise, revêt un caractère scientifique. C’est-à-dire, au sens de Karl Popper, être vérifiable (par nos pairs) ou… réfutable. Sans une telle approche, l’expert psychiatre ou psychologue peut impunément continuer à faire, à la barre, de la pseudo-science. Sans que personne ne s’en émeuve et parfois à la satisfaction de tous.

Y a-t-il un risque que d’autres procès en France fassent d’autres victimes en exploitant une mauvaise connaissance des mécanismes de la mémoire, de l’expertise psychologique ? Le risque est-il plus ou moins grand maintenant qu’avant ?

Je crois fondamentalement que l’affaire d’Outreau n’aboutira pas à une évolution profonde et rapide des mentalités. Bien sûr, certaines choses ont changé : les avocats de la défense obtiennent plus facilement qu’avant une contre-expertise et on sait que les experts peuvent, avec les meilleures intentions du monde, se fourvoyer, ce qui rend les magistrats et les jurés plus circonspects quant à leurs conclusions. Pour autant, il faut bien reconnaître que les présupposés sont à peu près les mêmes et que l’habillage scientifique de certaines théories dissimule mal la tonalité passionnelle de certaines positions. L’arbitraire, trop souvent, règne à la barre des tribunaux et il est très difficile, même pour les meilleurs avocats en l’absence de débats contradictoires entre experts, de démontrer certaines lacunes.

Pour que les choses évoluent, il faudrait à mon avis que l’expert se réfère à une méthodologie validée par la littérature scientifique internationale, qu’il s’abstienne au long de sa carrière d’auxiliaire de justice de tout engagement militant. Le militantisme effréné est selon moi incompatible avec l’impartialité et la technicité que la justice est en droit d’attendre d’un expert et pourrait, dans les cas les plus graves, aboutir à sa radiation. Il faudrait enfin que l’on accepte le principe de la validation par les pairs : le « bon expert » devant avant tout être reconnu comme un bon spécialiste de sa discipline. Michel Foucault, dans les Anormaux, s’étonnait ainsi de la disparité de niveau entre les experts psychiatres, y compris les plus réputés, et les psychiatres au sommet de leur discipline, allant jusqu’à parler de la « décomposition du savoir psychiatrique dans l’expertise ». Je ne suis pas certain que depuis, le paysage soit vraiment transfiguré.