Paul Bensussan est l’une des «stars» de la psychiatrie légale en France. En Suisse, un peu moins. Rencontre

Emmanuel Borloz – 24 Heures- Mardi 6 octobre 2015

Chevalier de la Légion d’honneur, expert agréé par la Cour de cassation de Paris et par la Cour pénale internationale, le psychiatre Paul Bensussan est l’expert des grandes affaires judiciaires françaises. Ses analyses à contre-courant, qui ont «osé» remettre en doute la parole d’un enfant, ont par exemple fait basculer l’affaire d’Outreau.

Dans notre pays, où il était de passage récemment, le docteur Bensussan a joué un rôle crucial dans l’affaire McDonald (du nom du directeur de l’Aiglon College acquitté de l’accusation d’agression sexuelle sur son fils). Quant à sa récente expertise de la victime du sadique de Romont, aujourd’hui abuseur d’enfants selon la justice, elle lui a valu les foudres de la Cour d’appel.

Quel est le rôle exact de l’expert psychiatre?
Où s’arrête sa sphère de compétence?
Il faut en premier lieu avoir la modestie de convenir que la science psychiatrique ne permet jamais d’établir une vérité historique. Ainsi, dans les affaires «parole contre parole», comme le sont la plupart des affaires de délinquance sexuelle, où la preuve fait souvent défaut, en particulier lorsque le dévoilement est tardif, nous avons le devoir de ne pas rédiger dans un style trop péremptoire. Si l’expert s’illusionne sur les limites de sa science, il doit se rendre compte que son analyse va peser d’un poids excessif. L’expert ne doit jamais tenter d’établir la vérité historique, et se contenter de restituer une vérité psychologique.

C’est-à-dire?
Il s’agit de se demander: Comment fonctionne ce sujet? Quelles sont les grandes lignes de sa personnalité? A-t-il les caractéristiques, par exemple, d’un abuseur sexuel?

Ces deux vérités, historiques et psychologiques, se rejoignent-elles?
On ne le saura jamais! Dans une affaire d’abus sexuels ou d’attouchements dévoilée tard, il n’y a souvent ni traces ni preuves. Quelle que soit la sincérité de la victime ou celle des dénégations de l’auteur, la vérité historique est inaccessible, notamment du fait de la distorsion de la mémoire. Le rôle de l’expert est d’offrir au magistrat quelque chose qui soit au plus près de la vérité psychologique. Pour que la vérité judiciaire ne se fonde pas sur la seule intuition de l’expert.

On observe une tendance toujours plus soutenue aux expertises psychiatriques privées. Qu’en pensez-vous?
L’expertise privée a très mauvaise presse. Dans l’affaire Ségalat, par exemple, je sais que l’expertise de mon confrère Daniel Zagury a beaucoup irrité la magistrature: il a pu donner l’impression d’avoir «plaidé» pour Laurent Ségalat. L’expert privé a le devoir de faire preuve d’une totale indépendance d’esprit. La méfiance, la réprobation vis-à-vis de l’expertise privée sont compréhensibles. Mais il faut reconnaître que cela peut parfois apporter un éclairage que l’expertise judiciaire n’avait pas permis.

Est-ce cette même méfiance qui vous a valu les vives critiques de la Cour d’appel dans le procès de la victime du sadique de Romont?
J’ai effectivement été sévèrement critiqué dans ce dossier. Sur les centaines de pages que j’ai étudiées, j’ai fait une confusion entre les noms de deux psychiatres. Cette interversion malheureuse est regrettable, mais ce n’est pas la critique la plus importante que l’on m’ait adressée. On m’a également reproché la partialité de mon travail, parce qu’il avait été demandé par Me Jacques Barillon, avec qui j’ai coécrit plusieurs ouvrages. Mais je peux livrer l’ADN de mon impartialité: alors que le psychiatre judiciaire retenait un trouble de la personnalité avec altération du discernement – du pain bénit pour la défense, qui peut plaider une peine moindre –, je n’ai pas retenu cette altération, ce qui embarrassait beaucoup la défense. Je ne pouvais donc que conclure à une responsabilité entière s’il était condamné (ndlr: il l’a été), tout en relevant certains manques dans l’analyse de la fiabilité du dévoilement.

Comment la justice peut-elle y voir clair lorsque les différents experts ne s’entendent pas?
Il est évident qu’une expertise privée ne sera produite que si elle apporte une contradiction. Elle est donc considérée avec une certaine défiance. Mais cette méfiance est maximale en matière d’expertise psychiatrique. Si un généticien venait, à titre privé, contredire un expert judiciaire et expliquer que l’ADN de l’accusé est en fait différent de celui du meurtrier, les magistrats l’écouteraient avec attention, car ses arguments seraient scientifiquement vérifiables. Si sa technique est plus fiable que celle de l’expert judiciaire, la Cour acceptera probablement de l’entendre. Rien de tout cela en psychiatrie!

Pourquoi selon vous?
Cette méfiance extrême tient aux fréquentes divergences diagnostiques entre les psychiatres, qui sèment le doute sur notre discipline et peuvent donner l’impression que, au fond, un psychiatre peut dire «tout et son contraire». La subjectivité des psychiatres est telle que les magistrats se méfient. A fortiori lorsqu’il n’est pas désigné par une autorité judiciaire! C’est pourquoi je me réfère toujours à une méthodologie et pas à ma seule impression.

Le peuple suisse a voté l’internement à vie des délinquants sexuels ou violents jugés très dangereux et non amendables. La psychiatrie peut-elle réellement imposer un pronostic à vie?
Je suis très partagé à ce sujet. Il est impossible pour un psychiatre de postuler qu’un individu ne changera jamais, puisque le changement est l’objectif même d’une thérapie. Mais le réalisme oblige à reconnaître que les psychiatres sont parfois désarmés devant certaines pathologies et, plus encore, certains troubles graves de la personnalité. Le malade mental criminel restera dangereux tant que la science psychiatrique ne permettra pas de guérir sa maladie, les traitements ne pouvant, la plupart du temps, qu’en amender la symptomatologie.