Capture d’écran 2015-02-17 à 14.29.42FIGAROVOX/TRIBUNE – L’avocat Jacques Barillon et le psychiatre Paul Bensussan mettent en garde contre la fragilisation de la distinction juridique entre le client d’une prostituée et son proxénète.  Jacques Barillon est avocat au barreau de Genève. Paul Bensussan est psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation et par la Cour pénale internationale.

Ils ont publié «Le Nouveau Code de la sexualité» aux éditions Odile Jacob pour enseigner les codes du «permis à points» sexuels.

 

«Il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante», disait Montesquieu. Plus encore en matière de délinquance sexuelle… Le procès de l’affaire dite du Carlton illustre au-delà du raisonnable ce que peuvent donner, en matière d’évolution législative, les intentions les plus nobles. En annonçant, dans notre «Nouveau Code de la Sexualité», la pénalisation du client de prostituée, nous n’imaginions pas que la frontière entre le client et le proxénète serait ainsi fragilisée. Pour ne pas dire abolie.

Au moment où des parties civiles jettent l’éponge à regret et où s’ouvrent les réquisitions du parquet, l’accusation semble vaciller. Dès la première journée d’audience, Dominique Strauss-Kahn avait confirmé son axe de défense: concédant «une sexualité rude, sans doute plus rude que la moyenne», il a toujours prétendu ignorer que ses «partenaires» étaient des prostituées. Une défense simple et imparable: pas de prostituée, pas de proxénète.

Pourquoi nier l’évidence, pouvait-on lire ou entendre dans les chroniques judiciaires? Ce d’autant que le projet de loi sur la pénalisation du client d’une prostituée n’avait pas encore été adopté par l’Assemblée Nationale à l’époque des faits…

Une telle défense eût sans doute été courageuse. Mais probablement suicidaire. Si le Tribunal correctionnel parvenait à la conviction que le prévenu Strauss-Kahn ne pouvait ignorer la qualité de prostituée des plaignantes, la messe judiciaire serait-elle dite?

D’aucuns l’affirment. En particulier ceux qui militent, dans un prétoire ou en d’autres lieux, en proclamant qu’aucune femme ne peut réellement consentir à louer ses charmes, pas même celles qui revendiquent ce droit: une prostituée est nécessairement contrainte et victime. Ces chantres du retour à un nouvel ordre moral et fossoyeurs du droit prolifèrent grâce à une législation qui permet sans grande difficulté de fonder une association, laquelle peut se constituer partie civile au procès pénal.

Durant les trois journées d’audience au cours desquelles a été entendu DSK, on a senti le procès basculer. Le Président, qui avait d’emblée donné l’assurance que ce tribunal ne se poserait pas en garant de l’ordre moral, a dû déployer bien des efforts pour respecter son engagement: les considérations sur la différence d’âge entre le prévenu et ses «partenaires», les insinuations les plus perfides de l’avocat de Nafissatou Diallo qui, tout en se défendant de vouloir influer sur le déroulement du procès, glosait depuis New-York sur le physique de Dominique Strauss-Kahn, n’étaient qu’un aperçu des détails les plus scabreux qui allaient être livrés en pâture, à la Cour comme à l’opinion. Non par voyeurisme, assurait-on. Mais simplement comme autant d’éléments accablants: comment imaginer qu’une jeune et jolie jeune femme se laisserait sodomiser sans fioritures par un homme de 30 ans son aîné? Cela sans le moindre préliminaire, ni comportement de cour? Et on appellerait cela du libertinage?!

On aimerait croire que les choses se passent toujours dans la joliesse, avec, naturellement, la simultanéité et la réciprocité du désir. Sans place pour la laideur (des corps ou des gestes), le dégoût ou la brutalité. Confusion, choquante lorsqu’un verdict peut en découler, entre le fait de céder et celui de consentir.

Le Tribunal correctionnel de Lille est désormais placé devant un choix -un choix simple, aux conséquences toutefois vertigineuses, non seulement pour fixer le sort judiciaire de DSK, prévenu emblématique, mais pour la sécurité du droit et l’évolution de la législation.

Car enfin, soyons sérieux. Que Dominique Strauss-Kahn ait su ou non que les femmes qu’il recevait dans son appartement ou en d’autres lieux, dans le dessein que l’on sait et qu’il n’a pas caché au cours des débats, étaient des prostituées, il n’en est pas pour autant un proxénète. C’est absurde et contraire à l’esprit de la loi de soutenir que DSK, admettrait-il être un client opportuniste et occasionnel de prostituées, serait un proxénète, ce qui signifierait, en termes juridiques, qu’il aurait «aidé, assisté ou protégé la prostitution» de ces dames ou qu’il en aurait «tiré profit». Sauf à considérer, par une construction arbitraire, que le «profit» consistait dans le plaisir de la chair que ces femmes lui auraient donné et même «offert», puisqu’après tout, cela semble acquis aux débats, il ne rétribuait pas (lui-même) ses partenaires.

Et qui sait? Le cas échéant, ce plaisir a-t-il été partagé? On pourra utilement relire à ce sujet «La vie sexuelle de Catherine M.», ouvrage autobiographique dans lequel Catherine Millet, pour faire court, décrit l’utilisation érogène qu’elle fait du dégoût. Le dégoût que lui inspirent ceux dont elle accepte un acte sexuel direct, y compris dans le cadre d’une sexualité plurielle, mais qu’elle ne reconnaîtrait pas dans la rue et dont, dit-elle, elle n’auit même pas même accepté une invitation à boire un café s’ils l’avaient courtisée en d’autres circonstances…

Que cela puisse donner la nausée à certains (ou à la plupart, peu importe) est aisément compréhensible. Il reste que renvoyer DSK en correctionnelle pour ses pratiques sexuelles est en soi inquiétant. Cela pourrait-il refléter la volonté de certains d’abolir, de fait, la distinction juridique entre le client d’une prostituée et son proxénète?

Alors qu’un avocat de parties civiles sollicitait de façon insistante les détails les plus scabreux sur ses pratiques sexuelles, DSK a ironisé: «Quel intérêt de revoir de manière sempiternelle ces pratiques, sauf à me faire comparaître pour pratiques sexuelles dévoyées?». En utilisant ce vocable désuet, par lequel était autrefois désignée la sodomie, DSK n’a pas seulement voulu rabrouer son interlocuteur: il entendait offrir à la Cour, en un seul mot, admirablement choisi, l’illustration implacable du spectacle qu’elle donnait à voir.