«Il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante», disait Montesquieu. Plus encore en matière de délinquance sexuelle… Depuis le 5 mai, le délit de harcèlement sexuel n’existe plus dans le code pénal. La décision des Sages du Conseil constitutionnel d’abroger un texte de loi et un délit dont la définition a été jugée «trop floue» est exceptionnelle et a fait l’effet d’un coup de tonnerre.
Les slogans des quelque 200 militantes féministes, manifestant le 5 mai à Paris contre l’abrogation du délit de harcèlement sexuel, en disent long sur leur colère et leur incompréhension : «Fin du délit de harcèlement sexuel au travail : la chasse est ouverte !» ; «Vous faites de nous des victimes en adressant un message d’immunité aux harceleurs !» À la veille du second tour de la présidentielle, cette décision du Conseil constitutionnel déclenchait la réaction immédiate des deux candidats, promettant de concert le vote d’une nouvelle loi. Et plusieurs plaintes contre le Conseil constitutionnel étaient déposées, notamment par des associations féministes, à la veille de l’investiture de François Hollande.
Introduite dans le code pénal en 1992, la notion de harcèlement sexuel était initialement fondée sur l’abus d’autorité : visant les relations sexuelles «extorquées», la loi sanctionnait ceux qui, usant de leur pouvoir hiérarchique, exerçaient des pressions sur un(e) subordonné(e), afin d’obtenir «des faveurs de nature sexuelle en donnant des ordres, proférant des menaces, imposant des contraintes, exerçant des pressions graves». En clair, était harceleur celui qui usait du pouvoir exorbitant de recruter ou promouvoir celle qui se montrait complaisante ou, à l’inverse, de virer ou «placardiser» celle qui l’était moins. Pourquoi celle ? La loi prévoit évidemment tous les cas de figure. Mais ce sont bien les hommes qui se comportent en prédateurs et les femmes qui manifestent aujourd’hui. Jusqu’en 2002, l’auteur du harcèlement était donc par définition un supérieur hiérarchique et le texte de loi dénué d’ambiguïté. La loi dite de «modernisation sociale» va étendre la notion de harcèlement, rendant ses limites incernables. «La guerre des sexes aura-t-elle lieu ?» titrait alors le Nouvel Observateur. Le lien de subordination et l’abus de pouvoir disparaissent de la définition : le harcèlement peut émaner d’un pair. Exit aussi les pressions, promesses, menaces ou représailles…
Mais alors, comment était défini le harcèlement sexuel ? Le plus banalement du monde, par l’article 222-33 du code pénal, en forme de tautologie : «Le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle.» La directive européenne de 2002 entretient d’ailleurs le flou et l’arbitraire, en définissant le harcèlement sexuel comme «un comportement non désiré à connotation sexuelle». Une drague entre collègues, perçue comme lourde ou insistante, devenait un délit potentiel. C’est précisément ce flou qui est relevé dans la décision d’abrogation : comment définir un délit par la seule subjectivité de celui ou celle qui se plaint ? La loi de 2002, dite «de modernisation sociale», avait été accueillie comme un progrès considérable par les mouvements féministes. Parmi les évolutions applaudies, figurait pourtant ce que les juristes appellent le renversement de la charge de la preuve, obligeant le présumé harceleur à prouver sa bonne foi. Ce qui faisait dire à Catherine Le Magueresse, alors présidente de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail : «Beaucoup de victimes – la confusion est constante entre victimes et plaignantes – étaient découragées par la loi, car c’était à elles d’apporter la preuve des faits. Désormais, l’accusé aussi devra donner des preuves de son innocence !» Ce qui suscitait l’indignation de François Fillon, alors ministre des Affaires sociales, le 19 décembre 2002 : «Dans quel autre domaine accepte-t-on que l’accusé soit seul amené à fournir les preuves de son innocence ? Il n’y en a pas !» Tout se passe en effet comme si, lorsque le crime ou le délit est sexuel, les règles classiques du droit pénal ne pouvaient plus s’appliquer.
C’est précisément cette «exception sexuelle du droit», selon la belle expression de Marcela Iacub, que remet en cause l’abrogation du délit de harcèlement sexuel. La prise en compte de la violence psychologique par les tribunaux est un progrès essentiel : elle suppose la reconnaissance d’une violence invisible. Mais lorsque la psychiatrie se caricature elle-même et envahit le prétoire, toutes les dérives sont à craindre. Lire et évaluer toute agression à l’aune de la violence psychologique peut aboutir à des glissements dans lesquels l’objectivité et la rigueur du procès ont beaucoup à perdre. Il importe d’en avoir conscience et de ne pas franchir trop allègrement, avec les avocats de victimes, le pas – le fossé – qui sépare ou devrait séparer le sentiment d’agression de l’agression avérée. Je le dis avec force : se sentir agressé(e), y compris avec une parfaite authenticité, ne devrait pas suffire à être considéré(e) comme victime d’agression. Comment ne pas citer le terme de «psychavocat», ironiquement créé par l’avocat Jacques Barillon, lorsqu’on lit ce propos de son confrère Claude Katz, à propos de l’abrogation du délit de harcèlement sexuel : «Cela est frustrant pour la victime, pour qui la déclaration de culpabilité est très importante, cela lui permet en effet de se reconstruire.» Ces poncifs psychologiques, faisant de la réparation judiciaire un préalable indispensable à la réparation psychologique, sont une vraie injonction à condamner, dans un domaine où la preuve fait souvent défaut. Ce sont ce terrorisme intellectuel et cette pression «victimologique» qui expliquent l’empressement du législateur à satisfaire, en 2002, les revendications féministes en élargissant à outrance le champ du harcèlement. L’abrogation du délit de harcèlement sexuel n’est que l’aboutissement logique du manque de rigueur de sa définition. Et crée un vide juridique intolérable aux victimes, qui y voient une brèche dans laquelle pourraient s’engouffrer des harceleurs désormais à l’abri des foudres de la loi.
Dernier ouvrage paru : «Le Nouveau Code de la sexualité», avec Jacques Barillon, éditions Odile Jacob.
Libération, le 16 mai 2012