Article paru dans l’édition du 06.12.05


 

UnknownEn prenant leur parole à la lettre, on a condamné les enfants au lieu de les défendre.
Aveux et rétractations de plusieurs enfants auteurs d’accusations mensongères : le procès en appel de l’affaire dite d’Outreau a offert aux accusés une rédemption qu’ils n’espéraient plus . D’autres ont persisté dans leurs déclarations, pour certaines délirantes. Ce qui n’a rien à voir avec le fait de mentir : la conviction délirante est aussi sincère qu’inébranlable, convaincante et donc « crédible ». Les associations qui « défendent » ces enfants se sont accrochées désespérément à leurs accusations vacillantes, allant jusqu’à demander des condamnations rien que pour sauver quelques meubles de ce séisme judiciaire. Certains experts se seraient estimés déshonorés s’ils s’étaient montrés capables d’autocritique. On le sait à présent : tous les enfants plaignants n’ont pas été victimes. Et certaines victimes ne l’ont pas été de tous les adultes désignés comme autant d’agresseurs. Mais l’expérience montre que, dans une affaire de ce type, tous les enfants sont bel et bien victimes. D’abord ceux qui ont effectivement subi viols ou agressions sexuelles, auxquels il faut souhaiter que la protection mise en place après la révélation, les thérapies, le temps et la résilience permettent de surmonter les traumatismes. Mais aussi tous les autres. Alors que les militants de la protection de l’enfance ne semblent focalisés que sur un seul type d’erreur (ne pas croire un enfant qui dit vrai), il faut rappeler les ravages de l’erreur inverse, dont peu semblent se soucier : croire à tort un enfant dont le discours a été induit ou sollicité. Pris dans cet effroyable processus, l’enfant « victimisé » risque bien davantage encore que les adultes qu’il dénonce : la perpétuité. Qui pense en effet au sort de ceux dont les révélations auraient été influencées ou induites, fantasmées ou fabriquées, et que l’on a religieusement écoutées, dans une sorte de fascination et de délire collectif ?

Hier encore, cette dictature de l’émotion imposait à tous, experts compris, d’avaliser sans esprit critique les révélations, fussent-elles « abracadabrantesques ». Une association partie civile a même réclamé que soit reconnue aux enfants une « présomption de crédibilité »… L’affaire dite d’Outreau a permis de vérifier ce que chaque expert devrait avoir présent à l’esprit : les discours induits paraissent toujours plus « solides » que les discours spontanés. La rétractation initiale, spectaculaire, est venue d’une adulte, la principale accusatrice. Rares sont les enfants qui se sont rétractés en première instance, et il suffit de penser à l’époque encore récente où les verdicts d’assises ne pouvaient faire l’objet d’un appel pour comprendre à quoi ont probablement échappé les « auteurs » présents dans le box. Certains enfants ont réitéré des déclarations pourtant démenties par les faits : telle fillette se dit victime d’un viol collectif, anal et vaginal – mais est vierge au sens médico-légal du terme ; telle autre fait allusion à la présence de son petit frère – qui n’était pas né au moment des faits ; tel autre enfant décrit quatre meurtres d’enfants qu’aurait commis son père – mais aucun corps n’a été retrouvé. Ces enfants dont on a avalisé les propos sans chercher à démêler le vrai du faux, ceux-là ont bien failli être condamnés à perpétuité. Condamnés à vivre pour le restant de leurs jours dans un statut de victime qu’ils se sont vu attribuer dès le début de l’instruction. Ils sont, de toute façon, victimes d’un effroyable processus : ceux dont les parents sont aujourd’hui acquittés ont été arrachés à leur foyer, placés en famille d’accueil, grandissant depuis leurs « révélations » dans la conviction d’avoir été abusés ou violés, pour les plus petits ; ou, pour les plus grands, avec l’écrasante culpabilité de savoir des adultes en prison parce que « la parole des enfants », leur parole, a été accueillie sans aucune distance. Car on nous l’a assez dit, des politiques aux professionnels en passant par les acteurs et chanteurs investis dans la cause : « l’enfant dit le Vrai »…

ANGÉLISME EXTERMINATEUR

Faut-il rappeler ce consternant numéro de l’émission « Pièces à conviction », diffusé le 27 mars 2000 par France 3 ? Ce reportage intitulé « Paroles d’enfants » évoquait une affaire criminelle auprès de laquelle celle d’Outreau ferait presque pâle figure. Les enfants objets du reportage faisaient état, dans une sorte de reviviscence anxieuse et de sidération traumatique, non seulement de viols collectifs, mais encore de décapitations (par leur père et ses complices). Parmi les adultes mi-effarés, mi-scandalisés, le sociologue Paul Ariès osait cette phrase, qui pourrait s’appliquer à l’affaire d’Outreau : « Ce que racontent les enfants est inimaginable ; ils ne peuvent donc l’avoir imaginé. » L’Angélisme exterminateur. Jamais le titre du livre très inspiré d’Alain-Gérard Slama n’aura été illustré de façon aussi pathétique. Comment peut-on analyser un discours d’enfant présumé victime si l’on confond réparation psychologique et réparation judiciaire, celle-ci devant en outre venir en premier ?

La prudence s’impose. Ceux qui craignent que le procès d’Outreau ne fasse faire un bond en arrière à l’exploitation en justice du témoignage de l’enfant restent pris dans la dialectique binaire « croire ou ne pas croire ». Alors que la seule tâche qui nous incombe en tant qu’experts est de recueillir, évaluer, interpréter. Décrypter. La déroute de l’expertise au procès d’Outreau aura au moins permis au tribunal de s’en affranchir. Et, dès lors, d’éviter à l’expert d’endosser une trop large part de la responsabilité du verdict.


 

PAUL BENSUSSAN