L’ALIÉNATION PARENTALE : VERS LA RECONNAISSANCE
Le syndrome d’aliénation parentale (SAP) désigne l’ensemble des manifestations psychopathologiques observées chez les enfants soumis à des séparations parentales très conflictuelles : en premier lieu le rejet injustifié ou inexplicable d’un parent par un enfant.
UN PHÉNOMÈNE NOUVEAU ?
Le fait qu’une proportion croissante de séparations parentales soit suivie de tensions majeures au sujet de la garde des enfants ou de l’exercice du droit de visite et d’hébergement doit être interprété. Il n’est pas certain que la violence des conflits à l’origine ou suivant la séparation ait augmenté en intensité : mais il semble que la nature même de ces conflits ait changé, du fait de l’importance attachée aujourd’hui au bien-être de l’enfant et à la prise en compte, parfois au-delà du raisonnable, de ses désirs ou de ses exigences.
Cette pathologie relationnelle (tout le système familial est concerné) suscite polémiques et controverses [8]. Certain(e)s vont jusqu’à nier l’existence même du phénomène de l’aliénation parentale, qui ne figure pas encore dans les classifications internationales des troubles psychiatriques (européenne ou américaine). Les réactions négatives ou suspicieuses suscitées par le terme d’aliénation sont également liées à son double sens : le terme aliénation renvoie en effet à l’univers de la folie, alors que le sens étymologique désigne simplement la perte ou la rupture du lien, le « a » étant alors privatif. A-liéner, c’est rompre le lien. C’est rendre étranger ou hostile (un enfant à un parent).
Le terme « aliénation » suscite donc méfiance et rejet. Pourtant, si l’on décrit simplement le phénomène, il est certain que tout Juge aux Affaires Familiales, tout expert régulièrement désigné en matière de séparation parentale conflictuelle [1], s’est un jour trouvé confronté à ce type de situations, dans lesquelles un enfant semble se transfigurer et rejette, de façon soudaine ou progressive l’un de ses parents. Il est donc temps que cesse le déni.
DES PUBLICATIONS SCIENTIFIQUES RÉCENTES
C’est dans cette perspective que j’ai eu l’honneur de faire partie d’un groupe de travail réunissant quelques psychiatres européens et américains en vue de la reconnaissance la plus officielle de cette pathologie dont la description princeps est relativement récente (Richard GARDNER, 1990). Le fruit de notre réflexion et de nos propositions a été publié aux Etats-Unis sous la forme :
– d’un article publié dans une prestigieuse revue de thérapie systémique [2]
– d’une proposition soumise aux membres du Comité DSM-5 en charge des pathologies de l’enfance et de l’adolescence [3]
– d’un ouvrage collectif de référence, riche de plus de 600 références bibliographiques, paru en octobre 2010 [4]
LE REJET : POLÉMIQUES SEXISTES LIÉES À LA DÉFINITION PRINCEPS
Les premières définitions, notamment celles de Richard GARDNER [5], mettaient l’accent, de façon réductrice voire simplificatrice, sur la notion de manipulation de l’enfant (par le parent « favori »). Pour GARDNER, l’aliénation parentale était en effet :
– une campagne de dénigrement d’un enfant contre un parent ;
– cette campagne étant injustifiée et résultant d’un plus ou moins subtil travail de manipulation pouvant aller jusqu’au lavage de cerveau, avec le mélange, en des proportions variables, de contributions personnelles de l’enfant.
GARDNER allait donc jusqu’à inclure, dans la définition, la cause et l’auteur du désordre : ce qui est scientifiquement contestable et a contribué à nourrir les polémiques sexistes les plus passionnelles : les parents aliénants étant plus souvent les parents gardiens, les mères se voyaient, statistiquement, plus souvent mises en causes.
UNE NOUVELLE DÉFINITION ?
C’est pourquoi notre collectif d’auteurs a proposé une nouvelle définition de l’aliénation parentale, résolument moins polémique. Avec BERNET, nous définissons désormais l’aliénation parentale comme :
« La condition psychologique particulière d’un enfant (habituellement dont les parents sont engagés dans une séparation très conflictuelle) qui s’allie fortement à l’un de ses parents (le parent préféré) et rejette la relation avec l’autre parent (le parent aliéné) sans raison légitime ».
La première notion-clé de cette définition est : « un enfant qui s’allie ».
La notion d’alliance montre que la « faute » du parent favori n’est pas d’avoir manipulé son enfant, mais plutôt de s’accommoder de son attitude, épousant sa souffrance et sa révolte pour entrer avec lui dans une solidarité de naufragés. Cette nuance est extrêmement importante : jusqu’à présent la simple évocation du mot « aliénation parentale » a toujours suscité l’indignation des parents concernés : comment osez-vous parler d’aliénation, alors que je fais tout, au contraire, pour inciter mon enfant à revoir (son père/sa mère) ? Comment pourrais-je l’y obliger ? Vous allez l’entendre, Docteur : il vous le dira lui-même. »
L’attitude de l’enfant joue ici le rôle d’une justice immanente : si l’autre n’a pas été un bon conjoint, il est « logique » (aux yeux du parent favori) qu’il ne soit pas un bon parent et que son enfant s’éloigne de lui.
L’autre mot-clé de la définition, sans doute l’enjeu principal de l’expertise psychiatrique, est la notion « d’absence de raison légitime » : il est évident que des carences ou maltraitances antérieures au rejet doivent faire exclure le diagnostic d’aliénation parentale.
Toute la difficulté étant, pour le juge comme pour l’expert, d’évaluer la qualité antérieure de la relation – souvent niée, tant par l’enfant hostile, que par le parent « favori » et idéalisé.
Le diagnostic peut être posé à partir du comportement du parent aliénant (nombre d’indices sont caractéristiques), mais aussi, bien sûr, à partir du comportement de l’enfant.
Dans les stades légers ou modérés, le terme d’aliénation peut sembler excessif : c’est d’une « désaffection » qu’il s’agit. Tout se passe comme si l’enfant avait cessé d’aimer, se montrant distant, indifférent ; il ne reçoit qu’avec réticence les marques d’affection, affiche de l’ennui plus que de l’hostilité lorsqu’il est en compagnie du parent qu’il rejette, dont il refuse, entre deux visites, les appels téléphoniques… à moins qu’il n’y mette un terme par des réponses froides et monosyllabiques : une distance se crée, incompréhensible pour le parent rejeté qui, angoissé et meurtri, multiplie les erreurs psychologiques et les maladresses face à cet enfant qu’il ne reconnaît pas.
Dans les stades sévères, le phénomène semble d’une autre nature. Les bons souvenirs en compagnie du parent rejeté ont disparu (ou sont niés), les distorsions cognitives et les croyances erronées concernant le passé apparaissent… L’enfant peut se montrer d’une incroyable dureté vis-à-vis du parent qu’il rejette, sans éprouver la moindre ambivalence ni culpabilité. Nous sommes alors bien proches d’une production délirante : conviction inébranlable d’une réalité fantasmée et d’un passé remanié, perception « en noir et blanc » de la réalité, l’un des parents étant doté de toutes les qualités, l’autre de tous les défauts. La métaphore informatique s’impose d’elle-même : c’est d’un « reformatage » du disque dur de la mémoire et de l’affectivité dont il s’agit.
LE TRAITEMENT : NÉCESSITÉ D’UN DIAGNOSTIC PRÉCOCE
Enfin, une fois le diagnostic posé, se pose la question du traitement. La réponse doit toujours être psycho-juridique : le juge et l’expert doivent, ici, travailler « la main dans la main » et dans un rapport de confiance. Proposer des solutions adaptées n’est pas une mince affaire, tant est étroite la marge de manœuvre dont disposent les intervenants devant des enfants ou adolescents aussi déterminés : faut-il contraindre de tels enfants à rendre visite à un parent qu’ils rejettent ? L’aveu d’impuissance, de l’expert comme du juge, est hélas fréquent.
Mais on ne dira jamais assez à quel point le pronostic est lié la précocité du diagnostic et de l’énergie de la réponse judiciaire : seuls un diagnostic précoce et une réponse psycho-juridique énergique permettent d’espérer une réversibilité totale des troubles.
A contrario, poser un tel diagnostic avec des années de retard, après l’entrée dans l’adolescence du ou des enfants concernés, revient à rendre les armes : des adolescents aussi déterminés sont, au moins en matière d’affaires familiales, plus puissants que des juges et nul ne saurait les contraindre sans leur faire courir des risques majeurs.
VERS LA FIN DU DÉNI ?
Cette pathologie redoutable et encore méconnue ne menace pas que le parent rejeté : elle sape le fondement même de l’identité et de la personnalité de l’enfant, compromettant même, lorsque le stade de sévérité va jusqu’à la rupture durable, son « droit élémentaire d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents », droit qui lui est normalement garanti par l’article 9 de la Convention internationale des Droits de l’Enfant, entrée en vigueur le 2 septembre 1990.
Avec William Bernet aux États-Unis et quelques psychiatres européens (von Boch en Allemagne [9], van Dieren en Belgique …), nous pensons que les conditions sont aujourd’hui réunies pour une inscription du syndrome d’aliénation parentale dans les nosographies internationales. Les études épidémiologiques abondent, la validité du concept est démontrée, les recommandations sur la conduite à tenir sur le plan psychologique comme sur le plan judiciaire sont validées. Le retard de la France tranche avec les évolutions récentes au Canada et dans quelques pays d’Europe [6]. La France a tout à gagner à rejoindre et à s’inspirer, dans ce domaine, de ses voisins européens. Elle y sera grandement aidée par l’intégration du SAP dans les prochaines nosographies psychiatriques. Il faut saluer, sur ce point, les jurisprudences récentes, comme celle du Tribunal de Toulon, qui a reconnu le SAP pour la première fois le 4 juin 2007 [7] et mis en place les mesures qui s’imposaient. Gageons que cette décision juridique ne sera pas la seule et que cette avancée jurisprudentielle sera le symbole de l’évolution des mentalités autour de cette problématique.
BIBLIOGRAPHIE
1 – Bensussan Paul, (2007) Expertises en affaires familiales : quand l’expert s’assoit dans le fauteuil du juge, Annales Médico-Psychologiques, Vol 165, numéro 1, pages 56-62 (janvier 2007)
2 – Bernett, B. Eduard Bakalá?, Amy F. Baker, Paul Bensussan, Wilfrid v. Boch-Galhau, Benoit van Dieren, (2008) Parental Alienation Disorder and DSM-V. The American Journal of Family Therapy, 36 :349-366, 2008
3 – Bernett B., Wilfrid v. Boch-Galhau, Joseph Kenan, Joan Kinlan, Demosthenes Lorandos, Richard Sauber et al. (2009) Parental Alienation Disorder and DSM-V. Proposal submitted to the Disorders in Childhood and Adolescence Work Group for the Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Fifth édition
4 – Parental Alienation, DSM-5, and ICD-11, Paul Bensussan, contribution à l’ouvrage coordonné par le Pr William BERNET. Ed. Charles C Thomas, USA. Octobre 2010
5 – Gardner, R. (1992). The parental alienation syndrome. Creskill : Creative therapeutics
6 – Goudard, B., (2008) Le Syndrome d’Aliénation Parentale, Thèse présentée à l’Université Claude Bernard à Lyon le 22 octobre 2008
7 – Pannier, J. Gazette du Palais 18-20 novembre 2007. Jurisprudence pp 11-15
8 – Van Gijseghem, H. (2003) L’aliénation parentale : les principales controverses in Revue d’Action Juridique et Sociale, Journal du Droit des Jeunes n° 230
9 – Von Boch-Galhau, W. (2002) Le SAP : Impacts de la séparation et du divorce sur les enfants et sur leur vie d’adulte in Synapse, n°188, septembre 2002