Procès d’Outreau : les experts en psychologie mis à la question par la cour d’assises de Paris
Article paru dans Le Monde, édition du 19.11.05
Le professeur Jean-Luc Viaux, après avoir examiné les trois enfants Delay, avait conclu qu’aucun élément ne permettait de penser qu’ils avaient inventé des faits
D’où est-il parti ? De la gauche, où siègent les avocats généraux, des bancs de droite, où sont regroupés les avocats de la défense, des rangs serrés du public ou de la tribune occupée par la cour et les jurés ? Jeudi 17 novembre, un fou rire irrépressible, libérateur, a saisi la cour d’assises de Paris. A la barre, Christine Condamin, l’une des multiples experts qui avaient été chargés à Saint-Omer (Pas-de-Calais) de l’examen psychologique des enfants d’Outreau, afin de déterminer s’ils présentaient « un traumatisme psychique en lien avec une agression de nature sexuelle », rendait compte de ses conclusions concernant l’un des garçons accusateurs de Dominique Wiel.Avec un infini sérieux, elle tirait de ses dessins d’un « papillon avec des trous », d’un poisson, de « deux ours qui saignent parce qu’ils se sont battus » ou d’une « tête de Martien, avec un drôle de nez », des conclusions définitives selon lesquelles l’enfant présentait des signes de « victime d’abus sexuels ». Le micro resté ouvert de la présidente a renvoyé l’écho d’un premier fou rire. Mais c’est le très officiel « test du dessin qui n’est pas beau » qui a emporté les ultimes résistances de la salle. Louche, forcément louche pour « le contenu intropsychique de l’enfant » était cette « musaraigne à grosse queue, relevée vers le haut et proéminente ». Pendant quelques secondes, l’affaire d’Outreau fut cette houle convulsive, secouant la salle d’audience et s’abattant sur une petite femme pointue, stupéfaite. Après deux journées d’audition à huis clos des enfants, après l’effondrement des charges contre certains accusés et la mise à nu méthodique des absurdités de ce dossier, la cour avait sans doute besoin d’un exutoire, et les experts lui ont fourni une cible facile.
Le professeur Jean-Luc Viaux en fut une, et de choix. Après le verdict acquittant sept des dix-sept accusés de Saint-Omer, l’effondrement public de la piste des notables, de celle du réseau belge ou du meurtre d’une fillette, il avait tout à craindre du rappel des conclusions de l’expertise qu’il avait menée sur les trois enfants Delay. Pour tous, il avait estimé qu’ « aucun des éléments de nos examens ne nous permet de penser que l’enfant invente des faits ou cherche à imputer des faits à des personnes non concernées ». Me Eric Dupond-Moretti, qui, après avoir été l’avocat de la boulangère Roselyne Godard, acquittée à Saint-Omer, assure en appel à Paris la défense de Daniel Legrand fils, a insisté pour qu’il relise ses conclusions devant la cour. Après que M. Viaux eut avalé ses mots comme autant de couleuvres, l’avocat les a relues, en détachant bien chaque phrase. Un supplice relayé par la présidente, puis par l’avocat général. Se défaussant sur la mauvaise formulation de la mission qui lui avait été confiée, puis sur sa collègue coexperte, le professeur Viaux a fini par concéder, du bout des lèvres, que « peut-être » il avait eu tort de qualifier de « crédible » la parole des enfants. L’avocat général, Yves Jannier, a laissé exploser sa colère : « Monsieur l’expert, vous n’êtes donc pas capable de dire «Je ne sais pas !˜ » « Je reconnais que sur le plan syntaxique, la phrase pose des problèmes », a soufflé M. Viaux.
[su_highlight background= »#788db8″]Le coup de grâce a été asséné, en fin de journée, par le psychiatre Paul Bensussan, cité comme témoin par la défense.[/su_highlight] Dans cette enceinte, sa dénonciation de la « dictature de l’émotion » qui pèse sur les affaires sexuelles mettant en cause des mineurs résonnait amèrement. « Attention à cette exception sexuelle du droit au nom de laquelle aujourd’hui, parce qu’il faut éviter à tout prix une «douleur˜ à l’enfant, on porte atteinte aux droits élémentaires de la défense », a-t-il lancé, en évoquant la question de la confrontation entre accusateur et accusé, qui a été systématiquement refusée pendant l’instruction.
« C’est aussi angélique que dévastateur, a observé M. Bensussan. Un procès d’assises, c’est perturbant. Mais, ce qui est encore plus perturbant, c’est de faire grandir un enfant dans le statut de victime alors qu’il ne l’a pas été. Pour les accusés, cela peut se compter en années de prison. L’enfant, lui, prend perpétuité. » « Dans ce domaine, le doute est une qualité professionnelle », a-t-il rappelé. Dans la salle d’audience, plus personne n’avait envie de rire.
Pascale Robert-Diard