Paul Bensussan – Affaire d’Outreau
Le Dr Paul Bensussan, entendu par la Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire en 2006, estime que le jeune homme n’apporte « aucun fait nouveau » dans son livre. Interview par Bérénice Rocfort-Giovanni.
Chérif Delay (Bruno Coutier pour Le Nouvel Observateur/Guy Drolet -MAXPP)
« Si l’enfant dit sa vérité, cela ne veut pas dire qu’il dit la vérité », affirmez-vous (1). Est-ce à dire que Chérif Delay ment lorsqu’il maintient ses accusations dans son livre « Je suis debout. L’Aîné des enfants d’Outreau sort du silence « (2) ?
Mentir, c’est altérer sciemment la vérité. Les quatre enfants Delay, dont Chérif, ne mentaient pas, puisqu’ils croyaient à ce qu’ils disaient. Les meurtres (imaginaires) ont ainsi été décrits avec une angoisse extrême par Jonathan Delay. Chacun a en tête l’image des pelleteuses qui fouillent la terre des jardins d’Outreau. Mais on n’a trouvé aucun corps aux endroits indiqués, aucune trace de sang sur les lieux du crime. Souvenez-vous de la façon dont ces meurtres sont arrivés dans l’affaire : désespéré de ne pouvoir se faire entendre, Dany Legrand, acquitté par la suite, avait, du fond de sa cellule, imaginé une démonstration par l’absurde en « avouant » au juge Burgaud des meurtres d’enfants. Contre toute attente, Myriam Badaoui, jamais à court d’imagination, avait confirmé au juge ! Les enfants placés dans les familles d’accueil, qui regardaient aussi la télévision, ont eux aussi confirmé… avec un luxe de détails. Ces enfants ne mentaient pas, mais ils ne disaient pas « la » vérité et leur récit avait été induit.
Nul ne peut contester que Chérif Delay est une grande victime : la victime de viols incestueux et de maltraitance dès sa plus tendre enfance. Mais on ne doit pas pour autant sacraliser son témoignage. Ses révélations, comme celles de tout accusateur, doivent être analysées et décryptées. Ce qui suppose de prendre en compte, autant que leur contenu, le contexte dans lequel elles ont surgi.
Une question essentielle au sujet de sa sincérité est néanmoins posée par le fait qu’il ne dit rien de ces meurtres dans son livre. Serait-ce un oubli ? Ce serait surprenant. Est-ce un choix ? Ce serait alors un mensonge par omission, Chérif Delay centrant son discours sur l’indémontrable : tous les adultes qu’il a désignés seraient autant de violeurs et certains auraient donc été acquittés à tort.
La réalité est qu’avec cet ouvrage, il n’apporte aucun fait nouveau. Il dit simplement : « on ne m’a pas cru » (ce qui signifie : « certains des adultes que j’ai désignés n’ont pas été condamnés »). Mais la justice n’a pas pour vocation de croire. Croire est de l’ordre du religieux, ou relève de l’empathie du thérapeute. La justice n’est pas une thérapie, même si certains psychologues s’acharnent à le faire croire.
Lors du procès Outreau, vous étiez expert cité par la défense. Dans son livre, Chérif Delay vous reproche de vous exprimer alors que vous n’avez pas examiné les enfants de l’affaire…
Je n’ai jamais parlé d’enfants que je n’ai pas examinés. Je n’ai pas dit un mot sur les enfants Delay, surtout pas pour les traiter de « menteurs », comme ose l’écrire Serge Garde. J’ai été cité en tant que spécialiste de l’analyse de la fiabilité d’un dévoilement, pour procéder à une lecture critique des expertises judiciaires qui, selon moi, n’étaient pas conformes aux règles de l’art. Et dont les conclusions, outre leur aspect « copié-collé », étaient bien trop péremptoires au regard des limites de la science psychologique et psychiatrique. Avec de telles conclusions, la confusion entre « crédibilité » et « véracité » était évidente : les experts venant alors s’asseoir dans le fauteuil du juge. Serge Garde reproduit donc sans les avoir vérifiées des contre-vérités au sujet de ma déposition. C’est choquant et indigne d’un travail journalistique.
Mais aujourd’hui-même vous parlez du cas Chérif Delay…
Je m’exprime sur ses écrits, pas sur lui. L’actualité nous rappelle la prudence qui doit être de mise dans ce type d’affaires. Gabriel Iacono, qui accusait depuis onze ans de viol son grand-père [l’ancien maire de Vence Christian Iacono, NDLR], a subitement changé de version. Il y a 3 mois encore, il accablait son grand-père et l’envoyait en prison. Aujourd’hui, il se souvient que son grand-père ne l’a jamais violé. Souvenez-vous, pourtant, du titre du livre qu’il avait publié entre le procès en première instance et le procès en appel, au mois de février 2011 : « Non, Papy, je n’ai pas menti !». Avouez que ça laisse rêveur, ou plutôt que ça fait froid dans le dos. C’est pourquoi la question du mensonge enfantin ne doit pas être un tabou absolu : le mensonge de l’adolescent, en particulier, est parfois rencontré en psychiatrie légale. Le mensonge du tout petit enfant, en revanche, est exceptionnel.
Dans le cas de Gabriel Iacono, un expert psychologue osait dire que s’il n’était pas reconnu comme victime, le jeune homme ne pourrait pas se « reconstruire ». Ces dangereuses niaiseries sont de plus en plus souvent énoncées à la barre de procès d’assises. Il y a une psychologisation du procès qui est insupportable. Le jeune homme qui, en février 2011, accuse son grand-père est le même que celui qui clame aujourd’hui son innocence. Quand a-t-il dit la vérité ? Il est vrai qu’une rétractation ne signifie pas l’innocence : elle peut avoir lieu sous le poids de la culpabilité, des pressions familiales. Et cette prudence dans l’analyse d’une rétractation devrait être de mise dans l’analyse d’une accusation…
Gabriel Iacono nous dit aujourd’hui qu’il ne supporte pas l’idée que son grand-père passe une nuit de plus en prison. C’est touchant. Mais un adolescent à la barre n’est pas un empereur. On a le droit – le devoir, pour l’expert – d’analyser la fiabilité de son témoignage. J’ai dit lors de ma déposition dans l’affaire d’Outreau que le doute, dans ce domaine sensible, était une qualité professionnelle.
Comment expliquer un tel revirement ? La parole d’un enfant est-elle plus fragile que celle d’un adulte ?
Deux risques d’erreur existent lorsqu’on recueille la parole d’un enfant présumé victime d’abus. Tout d’abord, le faux négatif, c’est-à-dire ne pas croire, « passer à côté » d’un abus réel. Le risque opposé est celui du faux positif : l’investigateur croit en un abus qui n’a jamais eu lieu. C’est inconsciemment celui-ci que tout le monde adopte. En se disant qu’au moins, « on protège l’enfant ». J’estime pourtant qu’en condamnant un innocent, ce n’est pas seulement ce malheureux que l’on condamne : c’est l’enfant qui prend une peine symbolique de perpétuité, celle de grandir et de fonder son identité dans la conviction erronée d’avoir été violé.
Quelles sont les conséquences pour les enfants qui se disent victimes, et qui se rétractent par la suite ?
Il faut bien comprendre que l’enfant a, dans la procédure sinon en droit, le statut de victime dès le début de l’instruction, alors qu’on devrait l’appeler plaignant. Il est donc, psychologiquement, assimilé à une victime alors que son agresseur est encore présumé innocent. Dans le cas d’un acquittement, comme dans l’affaire d’Outreau, cela a pu être insupportable pour les enfants de ne plus être reconnus comme victimes, après que la cour d’appel de Paris a eu rendu son verdict. Ce d’autant que les feux des projecteurs, dirigés des années durant vers les enfants victimes, se sont aussitôt tournés vers les acquittés. Les enfants ont pu avoir le sentiment d’être oubliés, relégués au second rang. C’est un facteur psychologique qui a pu jouer un rôle non négligeable dans la démarche de Chérif Delay, dont je répète qu’il est avant tout une grande victime.
Interview du docteur Paul Bensussan, psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation, entendu par la Commission d’enquête parlementaire sur Outreau en 2006 par Bérénice Rocfort-Giovanni
le vendredi 13 mai 2011
(1) « La dictature de l’émotion » (co-écrit avec Florence Rault, Ed. Belfond, 2002)
(2) (Ed. du Cherche-Midi, 2011)