UnknownPar Jacques BARILLON* et Paul BENSUSSAN**

JUSTICE
Avant l’audition, lundi, des psychologues devant les assises du Pas-de-Calais, à Saint-Omer, Outreau, la confusion des sentiments 
« Rien n’est plus dangereux qu’une idée, quand on n’a qu’une idée » – ALAIN

Le traitement réservé à notre collègue psychologue, dont l’impartialité et l’indépendance ont été explicitement remises en cause par le tribunal de Saint-Omer, ne doit pas masquer l’ampleur des ravages que peuvent, dans le domaine, causer les bons sentiments… Surtout lorsqu’ils prennent le pas sur la technicité.

Il ne faut pas tirer sur l’ambulance… Notre collègue s’est fait porter pâle et n’était pas là pour s’entendre accusée de partialité et être informée de la désignation de nouveaux experts chargés d’examiner les enfants d’Outreau, présumées victimes d’adultes incestueux ou pédophiles. Présumées ? Ce terme peut choquer, puisque nul ne conteste le statut de victimes de certains de ces enfants (au moins ceux dont les parents ont avoué, ont dit les experts après avoir revu à la baisse leur degré de certitude). Mais les autres enfants, tous les autres, sont aussi victimes. Pas nécessairement de viols ou d’agressions sexuelles, dans l’hypothèse où leurs révélations auraient été influencées ou induites, fantasmées ou fabriquées. Mais bel et bien victimes d’un effroyable processus, par lequel certains ont été arrachés à leur famille au nom de leur protection, placés en famille d’accueil, grandissant depuis leurs «révélations» dans la conviction d’avoir été abusés ou violés… Tous crédibles. Au détriment du bon sens le plus élémentaire, sans parler de la simple prudence.

«L’angélisme exterminateur» : jamais le titre du livre très inspiré d’Alain-Gérard Slama (1) n’aura été illustré de façon aussi pathétique. Que dire de l’attitude d’un expert qui confond procès et thérapie, investigation et soin, offrant ainsi aux magistrats qui l’honorent de leur confiance une sorte de «tout en un» judiciaire ? Qui parle à la barre de «ses» enfants dont elle se dit le substitut maternel ? Comment peut-on faire une expertise et même «de» l’expertise avec un «coeur qui saigne», envahi par la compassion pour ne pas dire les fantasmes ? Comment peut-on analyser un discours d’enfant présumé victime si l’on confond réparation psychologique et réparation judiciaire, et qu’on estime que celle-ci doit nécessairement précéder celle-là ? La déontologie des experts leur interdit d’accepter une expertise lorsqu’ils ont été le thérapeute d’un patient. Il semblait jusqu’ici que l’inverse allait de soi : on s’interdisait de suivre en thérapie des patients – fussent-ils des enfants – que l’on avait examinés dans le cadre d’une expertise judiciaire. Ne pas exclure une telle possibilité conduit en effet à confondre à la longue les deux missions (expertiser et soigner) et influe sur l’attitude de «l’expert-thérapeute» : l’empathie prend le pas sur le sens clinique, l’émotion abolit la distance et musèle le sens critique. Quand, pour faire bon poids, on crée une association de «prévention et d’aide aux victimes» dans laquelle sont suivies, en thérapie, les «petites victimes» que l’on a reçues lors d’une mission judiciaire, la boucle est bouclée. A la confusion des sentiments succède inéluctablement la confusion des rôles : l’expert supplante sans vergogne les enquêteurs avec l’alibi de la sacro-sainte crédibilité, et assume, par des conclusions péremptoires, une large part de la responsabilité du verdict. Qui n’est pas encore rendu à Saint-Omer, il faut ici le rappeler…

«Les vies brisées des 13 innocents d’Outreau» ont imprudemment titré certains médias au lendemain de la spectaculaire rétractation de la principale accusatrice. Le tribunal médiatique aura une fois encore rendu son verdict avant le tribunal institutionnel. Nous n’approuvons pas cette précipitation : qui peut dire aujourd’hui le nombre d’innocents parmi les accusés ? On vient seulement de comprendre – d’admettre – qu’il pouvait y avoir, dans le témoignage de jeunes enfants surinterrogés et médiatisés, à prendre et à laisser, en dépit du credo, du slogan («slogan : formule brève et frappante lancée pour propager une opinion, soutenir une action») en vigueur jusqu’ici : «L’enfant dit le vrai.»

Nous appelons pourtant à ce que le dessaisissement – si spectaculaire soit-il – de cet expert ne joue pas le rôle d’un écran de fumée. Exit la pathétique psychologue et ses analyses compassionnelles : qui s’en offusquera ? Un tel travail ne sert pas la justice, même fait avec les meilleures intentions du monde. Mais le tragique serait pourtant de faire jouer à cette malheureuse le rôle de bouc émissaire, occultant ainsi le vrai débat : celui que nous appelons à ouvrir, «au-delà d’Outreau». Celui qui posera enfin le problème des limites de l’expertise psychiatrique et psychologique : même les meilleurs experts sont faillibles, le procès en cours l’a tragiquement illustré. Et les hypothèses cliniques de l’expert psychologue ou psychiatre s’appuyant souvent sur des outils ni vérifiables ni réfutables, doivent être prises pour ce qu’elles sont : une tentative de cerner ou d’approcher une vérité psychologique, en aucun cas le moyen d’établir, en lieu et place du juge, une vérité judiciaire. La mission – impossible ? – qui incombe aux collègues chargés d’entendre dans l’urgence les enfants du procès d’Outreau sera sous cet angle salutaire : il est probable que la prudence et la nuance refléteront les limites d’une expertise ordonnée plusieurs années après le dévoilement…

Le débat que nous convoquons posera encore la question de l’us et de l’abus du terme de «crédibilité» dont nous avions dit que, trop facilement confondu avec la véracité du discours (ils sont nombreux aujourd’hui, ceux qui veulent bien sans risque nous rappeler cette évidence), il devrait être éradiqué du jargon expertal. Il posera la question des rôles respectifs de l’expert et du juge, de celle de la véritable fonction de la justice (rassurer la société, la protéger en évitant les récidives, apaiser les victimes, punir les coupables ?) et de son aptitude à utiliser, en matière de délinquance sexuelle, les mêmes outils que dans les autres domaines du droit. Cela n’est pas si évident : dans ces affaires «parole contre parole», nous objecte-t-on souvent, il suffirait donc à un auteur de nier pour obtenir une relaxe ou un acquittement ? Disqualifiant la parole de sa victime, lui ôtant ainsi toute chance de «reconstruction» (comme disent les victimologues) ? Enfin, le poids d’associations militantes dans le débat judiciaire, parties civiles tout en n’étant pas directement concernées par l’infraction, mérite également d’être discuté : le procès pénal est avant tout être celui d’un homme, l’accusé ; non l’occasion de promouvoir une cause, fût-elle la plus noble.

L’expert psychiatre ne peut ni ne doit s’immiscer dans ce débat de juristes. Mais il peut refuser d’être, à son insu, la caution d’un arsenal répressif et il doit exprimer ses doutes («Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée…», disait Alain) et ses limites, qui ne sont pas uniquement celles de sa connaissance mais bien celles de son art. Il n’en sortira jamais déshonoré. Il aura ainsi évité, même si on l’y invite parfois de façon tacite, de s’asseoir dans le fauteuil du juge…

* Avocat ** Psychiatre et expert auprès des tribunaux. Coauteurs du «Désir criminel», Odile Jacob, 2004.

(1) «La confusion contre nature du juge et de l’expert a engendré au cours du siècle un monstre intellectuel qui a opéré des ravages», in L’Angélisme exterminateur, essai sur l’ordre moral contemporain, Grasset, 1993.