Paul Bensussan, Expertise en affaires familiales : quand l’expert s’assoit dans le fauteuil du juge, Family affairs and experts: When the expert sits in the judge’s seat,
Annales médico-psychologiquesElseiver, vol. 165, n°1, pp. 56-62, Janvier 2007.
Résumé
Les affaires familiales: il n’est pas de domaine dans lequel la mission confiée à l’expert, psychiatre ou psychologue, soit plus proche de celle du juge. Si le juge ne peut, dans certains domaines, se dispenser de l’avis de l’expert, les deux acteurs courent, à défaut d’une vigilance particulière, un risque considérable de confusion des rôles. Pour l’expert, le risque existe bel et bien de se substituer au juge, en s’aventurant parfois bien au-delà de son champ de compétences ou des limites de sa mission. Le bon fonctionnement de la justice dépend non seulement de la conscience permanente de ces risques, mais encore de la richesse de la communication et de la qualité de l’interaction entre juge et expert.
Abstract
Family affairs: In no other field is the mission of the expert, psychiatrist or psychologist, closer to that of the judge. Knowing that in some specific fields the judge cannot work without the expert’s point of view, there is a considerable risk of confusion of roles if both protagonists are not especially vigilant. For the expert, the risk of taking the judge’s place really does exist if he goes beyond his area of competence or his mission’s limits. Justice will function well depending not only if we are permanently aware of these risks, but also depending on the quality of the judge/expert interaction and on how rich their communication is.
Paul Bensussan, Expertise en affaires familiales : quand l’expert s’assoit dans le fauteuil du juge, Family affairs and experts: When the expert sits in the judge’s seat, Annales médico-psychologiques, Volume 165, numéro 1,pages 56-62 (janvier 2007)Sommaire

1. Les affaires familiales… 2. Qui est expert, qui est l’expert ? 2.1. Quelques définitions 2.2. Expertise et psychiatrie 2.3. L’expert peut-il être tenté de tout expliquer, voire de se substituer au juge ? 2.4. Le juge et l’avis de l’expert 2.5. L’aveu de ses limites 3. Éclairage 3.1. Cadre de l’expertise 4. L’alibi expertal 4.1. La bonne expertise ? 5. Conclusion

« La confusion contre nature du juge et de l’expert a engendré au cours du siècle un monstre intellectuel qui a opéré des ravages – un angélisme exterminateur. » L’angélisme exterminateur, essai sur l’ordre moral contemporain,

Alain-Gérard Slama, ed. Grasset, 1993

« … avec pour mission d’avoir tous entretiens utiles avec les parents et toute personne concernée, de recevoir ensemble ou séparément enfant et parents, de recueillir tous renseignements auprès de tous sachants, afin de donner mon avis sur la mesure de l’exercice de l’autorité parentale, sur les modalités des droits de visite et d’hébergement les plus favorables à l’intérêt de l’enfant. »

1. Les affaires familiales…Il n’est pas de domaine dans lequel la mission confiée à l’expert, psychiatre ou psychologue, soit plus proche de celle du juge. Un peu comme si, embarrassé par la complexité de la situation ou des interactions familiales, celui-ci demandait implicitement à l’expert d’assumer une – large – part de la responsabilité d’une décision dont personne, avouons-le, ne maîtrise tous les paramètres, moins encore les conséquences à moyen et long terme.

Pour l’expert, la tentation existe bel et bien de se substituer au juge, en s’aventurant parfois très au-delà de son champ de compétences ou des limites de sa mission. Car il faut le préciser d’emblée : contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, rares sont les pathologies psychiatriques avérées en matière d’affaires familiales. Nos interlocuteurs sont, le plus souvent, des gens qui n’ont jamais eu affaire à la psychiatrie. Les relations familiales, la communication moribonde, mortifère ou simplement impossible, sont les véritables patients et l’objet même de notre mission. Les points de vue divergent sur la garde d’un enfant, sur les compétences parentales de l’autre parent, sur l’organisation des vacances… C’est lorsque la discussion devient impraticable ou utopique, fût-ce par l’intermédiaire des avocats respectifs, ou encore lorsque surgissent les pires accusations, que le juge est tenté de faire appel à l’expert. On passe alors, en quelque sorte, des affaires de famille aux affaires familiales…

2. Qui est expert, qui est l’expert ? 

2.1. Quelques définitions

Sans doute n’est-il pas superflu à ce stade de préciser quelques définitions. Et de répondre à certaines questions : comment devient-on expert ? Quel est l’impact de l’expertise sur la décision de justice ? Quelles sont exactement les relations entre l’expert et le juge ?

Dans des domaines dans lesquels une compétence particulière est requise, le juge requiert l’avis de « sachants », c’est-à-dire de spécialistes de telle ou telle discipline, réputés bien connaître leur spécialité mais aussi avoir le minimum d’impartialité propre à la chose judiciaire. Ces techniciens, collaborateurs réguliers ou occasionnels des magistrats, sont appelés « experts ». Chargés d’éclairer le magistrat dans sa décision, ils participent de façon plus ou moins nette au processus judiciaire, sans en porter bien sûr la responsabilité : on les appelle « auxiliaires de justice ». Tout le monde conçoit aisément qu’un médecin légiste est indispensable pour évaluer la date d’un décès, le mode opératoire d’un tueur, qu’il faut un balisticien pour savoir si l’arme retrouvée est bien l’arme du crime, etc.

Les choses deviennent plus floues s’agissant de psychiatres et de psychologues : car personne n’imagine sérieusement que ces spécialistes soient « infaillibles » ou que les experts puissent lire à livre ouvert dans l’esprit d’une personne qui ne se livrerait pas. Si le juge fait appel aux experts dans des situations et sur des thèmes de plus en plus divers, c’est d’abord parce qu’il a besoin de comprendre le fondement d’insinuations angoissantes, l’origine d’un climat délétère… Mais aussi parce qu’il a besoin d’une caution à son interprétation. Caution scientifique ou pseudoscientifique comme nous le verrons à propos de l’opinion des juges sur l’infaillibilité des experts psychiatres. Car une interprétation est toujours discutable : les psychiatres, qui peuvent souvent, sans ciller, affirmer tout et son contraire, sont bien placés pour le savoir. Comment sont donc « élus » ceux qui vont avoir pour mission d’aider le juge à… juger ?

L’expert est selon Le Petit Robert une « personne choisie pour ses connaissances techniques et chargée de faire, en vue de la solution d’un procès, des examens, des constatations ou appréciations de fait ». Mais c’est aussi, plus banalement, quelqu’un qui a acquis, dans sa discipline, suffisamment d’expérience, « d’expertise », dont il peut souhaiter faire bénéficier la justice : il doit pour cela demander son inscription sur les listes établies chaque année par les différentes cours d’appel, ou par la cour de cassation dans le cas d’un expert national. La cour de cassation définit sobrement l’expert comme « celui qui reçoit sa qualité par détermination de la Loi ». Autrement dit, celui qui est inscrit sur les listes. Sans commentaire sur les moyens d’y parvenir. Ni sur les facteurs discriminants entre « bons » et « mauvais » experts. Le décret établi à cet effet par le Conseil d’État1 précise simplement que le candidat doit « avoir exercé sa profession ou son activité pendant un temps suffisant, dans des conditions ayant pu conférer une qualification suffisante »2.

Mais comment évaluer la compétence d’un professionnel candidat à l’inscription sur les listes d’experts ? Un spécialiste apprécié de ses confrères ou de ses patients fera-t-il nécessairement un bon expert ? Qu’est-ce d’ailleurs qu’un « bon expert », dont les juges s’échangent les noms comme on échange de bonnes adresses ? Être expert judiciaire signifie-t-il pour autant qu’on est particulièrement brillant ou érudit dans sa discipline ?

2.2. Expertise et psychiatrie 

Il s’agit de deux métiers différents, supposant des qualités et une attitude différentes, en dépit d’une formation commune. La position d’évaluation, brève et intensive, vise à donner au magistrat un « arrêt sur image », un avis, une tentative de projection dans l’avenir (à court terme, car il faudrait être aveugle ou prétentieux pour prétendre avoir la visibilité à long terme de ces situations). Il s’agit donc d’une expérience passionnante pour le thérapeute, praticien de la durée, qui doit ici faire montre d’un « style » différent de celui de sa pratique. Si le juge ordonne au justiciable au nom de la loi, l’expert dit au juge ce qu’il devrait décider… au nom de sa science. Le développement du contradictoire, la facilitation des contre-expertises, voire, en cas de refus du juge, d’expertises diligentées par la défense (je fais ici référence au pénal) limiteraient ce pouvoir excessif et élèveraient, à terme, le niveau des expertises. Car on rédige autrement, selon que l’on est lu – et critiqué – par ses pairs ou par des juges, avocats, parties n’ayant a priori, ni aptitude, ni autorité à critiquer les préconisations d’un expert psychiatre ou psychologue. C’est ce que j’appelle, avec Hubert van Gisjeghem, « la validation par les pairs ». C’est ce qui a dramatiquement fait défaut dans l’affaire d’Outreau. Et dans des milliers de petits Outreau, affaires dans lesquelles s’exerce, sans contre-pouvoir ni possibilité de critique, le pouvoir démesuré de certains experts, dont la science, osons le dire, n’est pas toujours le reflet du caractère catégorique de leurs interprétations.

Michel Olivier, conseiller à la cour de cassation, posait déjà le problème des limites de l’expert et de l’importance de sa formation : « … La détermination des conditions dans lesquelles le titre d’expert pourra être conféré est insuffisante. Certes, la possession de diplômes et de titres universitaires ou autres est un gage de connaissances approfondies, mais elle ne constitue pas à elle seule la marque d’un expert qualifié, expérimenté immédiatement et pleinement efficace. Cette formation de base doit s’accompagner d’un constant recyclage, pour autant que l’expert continue d’avoir ce titre… »

La nécessité d’une formation continue se justifie entièrement : des experts qui n’expriment que leurs sentiments ou leurs opinions (non étayés par des arguments cliniques vérifiables ou réfutables) devraient être au minimum informés du fait qu’ils se sont écartés de leur mission. Comme on le verra plus loin par quelques exemples.

2.3. L’expert peut-il être tenté de tout expliquer, voire de se substituer au juge ? 

Désigné par le juge pour lui apporter son « éclairage », l’expert peut-il être tenté de tout expliquer, voire de se substituer au juge, en rédigeant, dans son rapport, les termes même de la décision ? Quitte à oser, pour mieux asseoir son omniscience et son omnipotence (il est seul dans sa mission, sans contradicteur possible), les interprétations les plus hardies (ou les plus farfelues) qu’il défendrait difficilement devant ses pairs ? Peut-il au contraire avouer au juge que ses connaissances (ou celles de sa spécialité) ne permettent pas toujours de répondre aux questions posées ?

Aucun d’entre nous ne devrait faire l’économie d’une réflexion sur le pouvoir que lui donne son titre et dont il faudrait, en permanence, rester conscient, se montrer digne, ne pas abuser. Au plein sens de ce terme.

Le juge est soumis en matière pénale à la pression croissante de l’opinion publique : l’expert donne son avis sur la responsabilité, la dangerosité… C’est d’abord lui qui sera montré du doigt en cas de récidive d’un criminel sexuel libéré par anticipation. La tentation est non moins grande pour le juge aux affaires familiales d’attendre de l’expert une caution à son jugement, à sa décision. Faisant de cet auxiliaire de justice le « juge par défaut ».

2.4. Le juge et l’avis de l’expert 

Bien sûr, chacun ici le sait : le juge n’est en rien tenu par l’avis de l’expert, celui-ci n’apportant au magistrat qui le désigne qu’un « éclairage », un appoint à la décision. C’est vrai dans les manuels scolaires. C’est un peu moins vrai en réalité.

La Cour européenne des droits de l’homme, se prononçant, il est vrai sur des affaires pénales, a rendu récemment deux décisions condamnant la France et estimant que les conclusions des experts « étaient susceptibles d’influencer de manière prépondérante l’appréciation des faits par le juge »3. La jurisprudence de la Cour européenne est claire : l’expert fait plus « qu’éclairer le juge », selon les termes de l’article 232 du code de procédure civile.

A fortiori, lorsque le même magistrat désigne de façon itérative le même expert, tout simplement parce qu’il l’estime compétent, qu’il apprécie ses qualités (diligence, clarté des rapports…). Quelle serait en effet pour un magistrat la pertinence de faire appel à un expert, auquel il renouvellerait sa confiance à chaque nouvelle mission, dans l’hypothèse, purement théorique, où il s’écarterait systématiquement de ses conclusions ou préconisations ? Si le juge fait appel au même expert, c’est bien parce qu’il lui fait confiance. Et s’il lui fait confiance, il suivra, à n’en pas douter, ses « préconisations ».

C’est ainsi que se constituent, dans tous les domaines il est vrai, mais plus encore dans celui de l’expertise au cours des séparations parentales, de véritables « tandems » juge-expert pouvant conduire à de regrettables dérives. Même si l’attention de l’opinion a été plus facilement mobilisée par le pénal et l’actualité récente, je voudrais illustrer ici, de façon aussi réaliste que possible, la difficulté et l’ambiguïté de la mission de l’expert en affaires familiales.

2.5. L’aveu de ses limites 

Ne nous leurrons pas : les juges ne sont pas si naïfs et personne au fond ne se fait (vraiment) d’illusion. Tous les acteurs de la décision de justice (magistrats, avocats, parents et parfois jusqu’aux enfants eux-mêmes) sont au fond conscients de la faillibilité et de la subjectivité de l’expertise psychiatrique et psychologique. Tous connaissent ou pressentent la médiocre concordance diagnostique entre les psychiatres et les psychologues (qui atteint difficilement le seuil de 50 % dans les cas un peu complexes).

Ce qui faisait dire au député Dutreil, lors des débats sur la loi du 17 juin 1998 sur la protection des mineurs victimes d’infractions sexuelles4 : « Nous ne sommes pas dans un domaine scientifique et les expertises dont il s’agit reposent sur une très grande part d’interprétation et de subjectivité… »

Plus lucide encore, un juge aux affaires familiales, parlant des expertises médicopsychologiques au cours des séparations parentales (qui représentent probablement le domaine où le rôle et l’influence de l’expert sont les moins bien définis et donc les plus inquiétants), énonçait cette vérité d’une ironie cinglante : « Les juges font a peu près autant confiance aux experts que les experts font confiance à la justice… »

Tel un médecin recourant volontiers aux examens complémentaires, le juge moderne a pris l’habitude de solliciter les experts. Toute la question est de déterminer avec rigueur ce qu’il en attend – en espère ? -, le but premier de leur complémentarité étant de concourir à une meilleure justice. On a l’habitude de dire, en médecine, comme en droit, « qu’on ne trouve que ce que l’on cherche ». Autrement dit ce que l’on connaît. De même qu’un examen complémentaire, aussi sophistiqué soit-il, ne peut dispenser le médecin qui le prescrit d’une analyse clinique soigneuse ni de savoir très exactement l’éclairage qu’il est en droit d’en attendre, de même le juge gagnerait, avant de solliciter l’expert, à déterminer les raisons et à fixer les limites de son intervention ; la meilleure façon d’atteindre ce but étant, selon nous, le libellé précis et personnalisé des questions d’une mission « sur mesure ». Car en expertise, la chose est claire : plus le degré de précision (de la question) augmente, plus le niveau (de la réponse) doit être technique et documenté (exemple de l’influence de l’imagerie pornographique sur les révélations des enfants d’Outreau, expertise Gryson).

3. Éclairage 

Cette perle, issue de notre collection particulière, illustrera le propos. Elle est extraite d’un rapport d’expertise psychiatrique faite par un collègue lacanien. Chargé par un juge de donner un avis sur la personnalité d’un père accusé d’inceste, il relève certains éléments qu’il estime accablants pour le mis en cause :

« Notons que Monsieur X a prénommé son fils Jason, ce qui n’est pas sans évoquer « J’ai un fils », si l’on sépare la première syllabe, « jai » de la seconde, « son », c’est-à-dire fils en anglais… »

Plus loin :

« Nous remarquons que le sujet arbore un tatouage sur son épaule gauche : le dessin représente trois fleurs : il nous explique qu’il s’agit d’une rose, d’une marguerite et d’une éphémère. Un « effet-mère ? »

Nous dirions en ce qui nous concerne que les rapports d’expertise gagneraient à être expurgés d’interprétations aussi délirantes, qui peuvent tout juste divertir l’analyste et son patient dans l’intimité du divan. Et que les ténèbres qui entourent souvent l’acte criminel ne risquent guère d’être percées par l’éclairage de tels « ex-pères »…

Mais l’influence de l’expert ne s’exerce pas qu’à court terme et de façon aussi directe : la collaboration juge-expert peut avoir un aspect interactif et didactique, susceptible de favoriser une évolution de la perception et de l’attitude de chacun dans des affaires de même nature. Cette interaction était le thème central d’un colloque récent de droit international dans lequel nous intervenions5. L’expert doit-il ou non exercer une influence sur le juge et son jugement ? L’expert est-il « seulement » chargé d’éclairer le juge ? Ou aussi de l’influencer, voire de « l’éduquer » ? Mieux cerner la mission de l’expert est en tout cas nécessaire pour évaluer son utilité et en limiter la portée parfois démesurée. Voici ce que pense de l’expertise psychiatrique une victime – heureuse et prosélyte – de harcèlement moral. Notre expertisé fait part de son expérience et prodigue sur Internet ses cyber-conseils à des harcelés potentiels :

« Le seul juge est l’expert… » (sic).

Prouver son harcèlement moral au travail. Vous êtes victime de harcèlement moral et vous allez passer devant une première audience au tribunal (Prud’homme ou Tribunal Administratif ou Tribunal Correctionnel). Vous pouvez demander au Juge de passer devant un expert psychiatre pour déterminer si vous souffrez ou non d’un harcèlement moral. Les frais seront à votre charge jusqu’à l’éventuel (sic) condamnation de votre employeur. Voici les conseils de Philaou : Après avoir exposé les faits vos demandes, vous pouvez demander ou faire demander par votre défenseur au Juge, de passer devant un expert psychiatre en victimologie près d’une cour d’appel, afin de mettre en évidence si vous souffrez ou non d’un harcèlement moral et de déterminer le préjudice. Les frais seront à votre charge jusqu’à l’éventuelle condamnation de votre employeur si c’est vous qui en faites la demande. Je suis la première personne en France, à avoir eu une expertise pour prouver mon harcèlement moral. Il ne faut pas s’effrayer mais garder en tête que c’est un moment très pénible car il faut retracer les faits précis, c’est un passage obligé pour apporter la preuve de votre harcèlement. L’expert vous posera beaucoup de questions et demandera de détailler votre vie, de votre enfance jusqu’au harcèlement. Il vaut mieux parler au minimum de votre vie privée, si vous êtes marié ou non. Si l’expert psychiatre vous pose des questions sur votre vie sexuelle, n’ayez pas honte de dire la vérité. En général, les harcelés constatent que leur libido est pratiquement inexistante. Ils n’ont plus d’envie sexuelle ou presque, donc une vie sexuelle très réduite voire inexistante, et c’est pour certains couples source de déstabilisation et de séparation quelquefois. Donc n’hésitez pas à dire que vous êtes abstinent ou presque (ce n’est pas un déshonneur). N’hésitez pas à décrire votre harcèlement et avec le maximum de détails, et avec vos preuves. Concernant votre vulnérabilité pendant et après les faits de harcèlement, il faut surtout démontrer cette vulnérabilité, car l’employeur peut être poursuivi au titre de l’article_voir ci-dessous. Je vous conseille de parler le moins possible de votre vie privée et de dire que tout va à peu près bien même si vous avez eu quelques soucis de ce côté-là, ce qui ne regarde que vous et l’expert. « Le seul juge est l’expert. »

On ne saurait, hélas, mieux dire : la situation est donc grave… mais peut-être pas désespérée !

3.1. Cadre de l’expertise 

Comment affiner la mission de l’expert et définir avec davantage de rigueur le cadre de son intervention ? La mission devrait-elle être standardisée, comme c’est actuellement le cas, ou au contraire adaptée à chaque situation ?

Il suffit d’observer la variabilité de la fréquence des désignations d’experts d’un tribunal à l’autre (je ne parle pas de criminalité, pour laquelle l’expertise « psy » est obligatoire, mais bien d’affaires familiales) pour se convaincre que le seuil d’intervention de l’expert est extrêmement variable d’un magistrat à l’autre, d’une juridiction à l’autre : pour certains, l’expert est désigné dès que la séparation est très conflictuelle ; attendrait-on alors de l’expertise une sorte de médiation ? Pour d’autres au contraire, nulle raison de faire appel à un expert sans pathologie mentale avérée (tentatives de suicide ou hospitalisations à répétition, avec la question de la dangerosité éventuelle pour l’enfant). La désignation est parfois l’équivalent d’une sorte d’audition « par procuration » : la question de l’audition des enfants par le JAF est ici cruciale. La plupart des magistrats répugnent à entendre directement les enfants (pour des raisons évidentes), s’accordant à considérer que l’audition de l’enfant (par le juge) n’est possible ou acceptable que lorsque le mineur est « capable de discernement ». Je ne pense pas être excessif en disant que cette question justifierait, à elle seule, la désignation d’un collège d’experts, tant la réponse varie d’un enfant et d’une famille à l’autre, mais également… d’une époque à l’autre.

C’est pourquoi les enfants se comportent parfois face à l’expert de façon un peu mécanique, manquant de spontanéité : « briefés » avec plus ou moins de talent ou de pédagogie par le parent gardien avant l’expertise, ils comprennent ou savent d’instinct que ce qu’ils vont dire sera déterminant et semblent penser que l’expert est celui qui, tel un magnétophone, pourra rapporter au juge leurs propos. Les attitudes sont alors différentes : tel enfant marchant sur des œufs, en tout cas strictement sur la ligne médiane, avant tout soucieux de ne pas nuire ou prendre position, ce que bien évidemment nous ne leur demandons – officiellement – jamais ; tel autre au contraire, enfant soldat robotisé, récitant mécaniquement une litanie de griefs sur l’un de ses parents, auquel il ne reconnaît plus aucune qualité, chez lequel il affirme s’ennuyer, chez lequel il ne voudrait plus être « obligé » d’aller en visite, moins encore en vacances… La problématique dite d’aliénation parentale, assez méconnue en France, mériterait à elle seule un exposé : elle est souvent rencontrée – heureusement à des stades peu sévères et donc réversibles – en affaires familiales, mais pas toujours diagnostiquée, susceptible alors d’évoluer vers la chronicité et des stades plus sévères, parfois même irréversibles. La question du courage professionnel (celui du juge comme celui de l’expert) est ici déterminante : la pusillanimité entretient la tendance à temporiser, la peur des conséquences à court terme d’une décision plus énergique conduit à des « conclusions » lénifiantes, à la lecture desquelles on peut réellement s’interroger sur l’apport de l’expertise, surtout lorsque l’expert, d’un air docte et sous un vocable hermétique, nous apprend des vérités telles que : « La communication entre les parents est à ce point difficile que l’enfant est en grande souffrance… Il est difficile dans un tel contexte de le contraindre [à rendre visite au parent rejeté] […] une psychothérapie, individuelle et familiale, pourrait aider à la reprise d’un dialogue devenu inopérant […] dans cette attente, toute attitude coercitive pourrait être contre-productive et braquer, davantage encore, l’enfant contre [le parent rejeté]. »

Autrement dit : surtout ne rien faire. C’est ainsi que passent les mois et les années – ce qui, à l’échelle du temps de l’enfance, est une forme d’éternité – sans contact entre un enfant et l’un de ses parents, et que se trouvent parfois brisés, avec la caution des experts ou la pusillanimité des magistrats, des liens d’une importance vitale. Comme le dit Hubert van Gisjeghem, l’attente et l’impuissance sont ici les pires des solutions : « Un jour, le juge met sa culotte. Mais il est parfois trop tard… » Il faut bien reconnaître qu’un enfant ou un adolescent déterminé est parfois bien plus puissant qu’un juge. Et qu’un parent manipulateur le comprend très vite.

Pire encore : en matière d’allégations d’abus sexuels lors de séparations parentales, on voit des positions « expertales » inqualifiables. Même s’il est vrai que ces affaires associent les juridictions civiles et pénales, il arrive que l’expert désigné en affaires familiales se trompe non seulement de rôle, mais de mission. On peut faire beaucoup de mal avec des propos doucereux et lénifiants, d’une mièvrerie dont seuls les « psy » ont le secret. Ainsi, après qu’un parent mis en cause pour d’improbables abus sexuels a vu son droit de visite et d’hébergement suspendu le temps d’une instruction ou jusqu’à sa relaxe et même lorsque le père (ne soyons pas hypocrites, le mis en cause est plus souvent le père) a toujours nié les faits et que l’instance pénale s’est prononcée, peut-on souvent lire : « Il serait souhaitable qu’avant de revoir ses enfants, Monsieur X puisse porter un autre regard sur les faits qui lui ont été reprochés. »

Quand ce n’est pas demander pardon… En clair : une fabuleuse injonction paradoxale. Si vous voulez revoir vos enfants, Monsieur, il serait souhaitable de reconnaître ce que vous vous acharnez stupidement à nier depuis le dévoilement…

Tout cela, les parents le savent ou plutôt le pressentent, lorsqu’ils se trouvent face à l’expert. Mais ils mesurent encore mal l’enjeu de l’expertise et cernent tout aussi mal les limites de la mission de l’expert, même si celui-ci doit normalement les lui expliquer. Il faut dire qu’aucun impératif méthodologique n’existe. Pas même celui… d’exposer sa méthodologie (donner ici des exemples sur le climat, perceptible dès les convocations, les entretiens de couple, les changements de date… Expertises bien plus épuisantes que des affaires pénales dramatiques en dépit de la futilité des griefs dans certains divorces pathologiques…). Ce flou méthodologique nuit gravement à la spontanéité de l’entretien et lui donne cette coloration si particulière, qui distingue la situation d’expertise de la consultation. C’est ainsi que le sujet, soucieux de « faire bonne impression », peut faire du faking good, c’est-à-dire banaliser les faits, occulter délibérément certains éléments (antécédents judiciaires, éléments biographiques saillants, épisodes de violence conjugale allégués par l’autre…). D’autres au contraire peuvent faire du faking bad, c’est-à-dire dramatiser, consciemment ou non, le profil de l’autre (parler de la violence conjugale, si souvent alléguée et dans une acception si extensive), le retentissement sur leur état de santé et surtout celui de leurs enfants. Telle ou telle perturbation, bien banale au décours d’une séparation parentale, a fortiori conflictuelle, sera imputée au comportement de l’autre parent au lieu d’être comprise comme l’une des manifestations de la séparation, du conflit, ou de transitions si pénibles qu’elles en deviennent douloureuses ou anxiogènes pour l’enfant qui les vit – les subit. Le rôle de l’expert, ce peut être aussi, dans ce système paranoïaque, de proposer, sans les imposer, des interprétations alternatives. D’introduire le doute…

Certes, une mission « sur mesure » pourrait résulter de la lecture orientée d’un dossier, ce qui pose problème. Mais à l’inverse, l’expert court le risque, si sa mission est trop floue, de répondre à des questions qu’il estime essentielles mais que le magistrat n’a pas explicitement posé. Une telle mission donnerait alors « carte blanche » à l’expert en quelque sorte, ce que nous jugeons inquiétant. Et pourtant fréquent grâce à cette question fourre-tout, sorte de « joker » de la plupart des missions pénales : « Apporter toutes considérations utiles à la manifestation de la vérité… » Difficile et périlleux, sachant que l’expert doit remplir « toute sa mission, rien que sa mission ».

L’expert peut être amené à solliciter une extension de mission. Nous avons par exemple souligné, dans nos précédentes publications, la nécessité de prendre en compte, dans une expertise en matière d’abus sexuels intrafamiliaux, l’ensemble des protagonistes : l’enfant, le parent abuseur, cela va sans dire. Mais aussi celui ou celle qui dénonce, dont l’examen est crucial, que l’allégation soit fondée, ou que l’abus soit fantasmé : dans les deux cas, la famille « dysfonctionne », comme on dit aujourd’hui, et seule l’analyse de ce système familial dans son ensemble sera éclairante pour le magistrat. L’audition par l’expert, y compris en matière pénale, du reste de la fratrie, est également nécessaire, bien que trop souvent négligée par le magistrat instructeur lorsque les frères et sœurs ne confirment pas les révélations de la présumée victime. Cette tendance à n’expertiser que les protagonistes ayant « révélé » ou accusé est à l’origine de pertes d’information et de biais considérables, hélas habituels durant une instruction. On n’ose penser que les maigres émoluments dévolus à l’expert pénal seraient un obstacle à un changement radical d’habitudes. Les magistrats pénalistes, davantage habitués à se limiter à la dyade auteur-victime, modifient peu à peu leur pratique : voilà un exemple d’interaction positive entre le juge et l’expert, chacun prenant en compte la spécificité de la pratique de l’autre.

Sans ce dialogue direct entre l’expert et le magistrat qui le désigne, l’expert est souvent tenté, devant le caractère stéréotypé de sa mission, de « deviner » les questions que se pose le magistrat dans la situation particulière. Expertisant littéralement la mission avant l’individu qu’il est chargé d’examiner, tentant, avec plus ou moins de talent, de cerner l’attente du Juge (« que veut-il savoir ?… que peut-il attendre de mon expertise ? »).

Mieux vaut alors qu’il soit intuitif… car le risque est grand de répondre à des questions que le magistrat ne s’était même pas posé… ou de ne pas répondre à celles qu’il aurait aimé formuler.

Nous avons évoqué la question du courage professionnel dont il va falloir faire preuve, pour le magistrat comme pour l’expert, pour s’écarter du consensus.

4. L’alibi expertal 

On a l’habitude de dénoncer l’assujettissement de l’expert au magistrat qui le désigne : son souci d’être « apprécié » et éventuellement désigné de nouveau pourrait limiter sa liberté de pensée ou d’expression. Mais entre l’expert et le juge, cet assujettissement (à la norme en vigueur, à l’aspect consensuel de l’interdit, à la nécessité de l’avis de l’autre pour pouvoir agir) devient réciproque : le risque est réel d’un appauvrissement de la pensée et de l’analyse du fait de la convergence des regards… et des intérêts. De surcroît, il est évident qu’une expertise lénifiante, conformiste, soucieuse avant tout d’être consensuelle, emprisonne davantage le magistrat qu’un rapport plus « pointu », proposant des solutions plus « risquées », dont le magistrat peut alors choisir de s’écarter, même s’il apprécie la lecture ou l’analyse de la situation.

4.1. La bonne expertise ? 

La bonne expertise serait donc celle qui éclaire, mais aussi dont le juge pourrait se démarquer sans qu’il s’agisse d’un désaveu. Il conviendrait pour cela que la contradiction soit possible dès la désignation de l’expert, comme cela se passe dans de nombreux pays : le juge informe les parties du choix de l’expert qu’il envisage, du contenu de la mission qu’il entend lui confier, leur laissant un bref délai pour faire valoir d’éventuelles objections. Les travaux ou publications d’un expert dans un domaine particulier seraient alors les arguments pour appuyer sa désignation ou opposer une objection, voire demander sa récusation. Ce qui reviendrait à valoriser la compétence, en évitant la désignation d’un expert aux seuls motifs d’habitudes et de confiance entre le juge et cet expert. Cette démarche procédurale contradictoire présente de nombreux avantages : outre le fait qu’elle a de meilleures chances d’aboutir à l’établissement de la vérité, en sélectionnant des experts véritablement spécialistes du domaine concerné, elle a aussi le mérite d’éviter les contestations ultérieures sur la neutralité ou la compétence.

Le principe du contradictoire devrait également s’appliquer – comme c’est le cas en Suisse, en Allemagne et dans d’autres pays – au moment où l’expert rend sa mission. Le juge en adresse alors une copie aux parties, on convoque une audience d’instruction, l’expert étant éventuellement soumis au feu croisé de questions de toutes les parties. L’incapacité de l’expert à argumenter ses constatations et conclusions pouvant alors aboutir à la demande d’un complément d’expertise, par lui-même ou par l’un de ses confrères selon le cas de figure.

Enfin, la possibilité pour la défense de diligenter son(ses) propre(s) expert(s), notamment en cas de refus de contre-expertise et/ou d’expertises judiciaires trop péremptoires, pourrait amener à des confrontations d’idées enrichissantes pour la justice et garantes d’un équilibre pour l’accusé. Ces expertises, communément admises en matière civile, sont encore « officieuses » en matière pénale et la plupart du temps mal considérées, de même que les « querelles d’experts » auxquelles elles peuvent donner lieu. Il nous semble pourtant que les excès ou les insuffisances soulignés dans notre travail seraient moins fréquents si l’expert savait qu’il pouvait être lu et jugé… par ses pairs, ce que seule la possibilité d’un débat contradictoire pourrait garantir.

Si l’expertise psychiatrique n’a ni la prétention, ni la vocation de détenir ou d’apporter la « vérité », elle devrait, pour que sa subjectivité ne relève pas de l’arbitraire, être soumise à la contradiction et plus élaborée dans son questionnement.

5. Conclusion 

On voit à quel point juges et experts participent indissociablement de la décision de justice. Si le juge ne peut, dans certains domaines, se dispenser de l’avis de l’expert, les deux acteurs courent, à défaut d’une vigilance particulière, un risque considérable de confusion des rôles.

Le bon fonctionnement de la justice dépend donc non seulement de la conscience permanente de ces risques, mais encore de la richesse de la communication et de la qualité de l’interaction entre juge et expert.

1 No 74-1184 du 31 décembre 1974.
2 Le décret prévoit aussi que l’expert ne doit pas avoir été l’auteur de faits ayant donné lieu à une condamnation pénale, ou contraire à l’honneur, à la probité et aux bonnes mœurs…
3 Cité par le rapport de la Commission d’enquête parlementaire mise en place après l’affaire d’Outreau, rendu public le 13 juin dernier, lire pages 409-410.
4 Cité par Jean-Luc Viaux, dans Écrire au Juge.
5 Liège, novembre 2002.